jeudi 18 novembre 2021

Vieillesse de croisière (20)

Bien qu'heureuse d'avoir fait la connaissance de Séverin, Luz était un peu génée de la tournure de la discussion. Elle regretta que rien ne soit simple pour personne.

En partant se coucher, à travers les nuées de satellites, elle aperçut quelques étoiles, et leur lumière infime. Cette énergie qui arrivait, intacte, du fin fond du passé.
Le seul endroit où on pouvait regarder le passé intact, sans filtre, c'est dans des fragments de ciel, la nuit.
Et là, comme en écho, elle voyait son temps à elle s'échapper, repartir en rayonnant dans la nuit noire, vers le reste de l'univers.

Les effets du chronozoom commençaient à se dissiper.

Le temps se mit à s'écouler de plus en plus vite, elle s'en rendait compte en ressentant un peu plus le vent, et en constatant que les nuages glissaient dans le ciel. Et les mèches spatiales aussi. Tous ces drôles de débris de satellites, se désintégrant en rentrant dans l'atmosphère.
A vitesse réelle ils redevenaient aussi furtifs que des étoiles filantes.

Le chronozoom s'était vraiment estompé.

Ce n'était pas plus mal. Il y a des moments qu'on ne veut pas voir s'éterniser. Si elle avait réussi à apprécier le début de la fête, elle avait commencé à se lasser avant les autres. Et malgré tout ce qu'on pouvait raconter, le chronozoom pompait quand même énormément nos ressources.
Il était temps qu'elle aille dormir.

Mais ses pensées résistaient.
Comme magnétisées par les habituelles questions existentielles. Et les dilemmes de toute une génération. 
Une génération ballotée par la perspective pessimiste. Le sentiment d'être de trop, d'être des résidus anachroniques de l'ère humaine effondrée. 
Une génération portée la perspective optimiste. La conviction d'être les héritiers héroïques, les précurseurs du monde d'après, les naufragés d'une civilisation à la dérive, faisant feu de tout bois pour trouver le chemin de la survie.

Ses connaissances érudites en histoire lui donnait un recul que d'autres, simplement nourris des discours officiels, n'avaient pas. Elle était probablement plus lucide, donc à la fois plus pessimiste, et en même temps peut être plus optimiste à long terme. Car l'histoire éclairait la fragilité des sociétés humaines, et en même temps enseignait la patience.

La révolution industrielle avait amorcé une dette qui s'amplifiait de génération en génération. On prélevait des ressources, on rejetait des déchets. Le continent américain avait permis le délestage de l'Europe.

Les bulles économiques explosaient de plus en plus violemment, mais rien n'arrêtait cette machine.

Il n'y a pas eu de nouveau continent comme terrain de jeux de la fuite en avant. Ou du moins il ne fut pas un territoire géographique. Les tentatives pour coloniser l'espace étaient laborieuses, marginales, et un peu vaines. La seule dimension qui n'avait pas encore de limite connue, c'était le temps.

Après avoir transfiguré la planète, les insatiables humains du passé avaient colonisé le futur. Ils en avaient pillé les ressources, et l'avaient saturé de déchets et de carences.
Et aujourd'hui ce futur laminé, c'était le présent de Luz et ses comparses.


Il n'y avait d'autre choix que la régulation temporelle. Zoomer, différer.

Profiter à l'excès, temporiser une éternité.

Vivre et peut-être survivre.

Ni nomades, ni résistants, ni voltigeurs : les civiques allaient devenir les agents de la régulation. La variable d'ajustement. Le destin de la classe moyenne. Ceux qui reconstruisent le futur en désaturant le présent. Elin était une civique convaincue. Luz une civique résignée.


La contrepartie, c'était la chimie qui rendait le temps élastique.
Accélérer sa fréquence cérébrale interne pour intensifier le temps, le faire ralentir. Qui aurait pu penser que des substances hallucinogènes présentes depuis toujours dans des champignons ordinaires allaient guider les pharmacologues à mettre au point de quoi permettre à l'humanité de compenser la pénurie du temps de vie ? Bien sûr cette compensation est forcément provisoire, mais le chronozoom rend la situation supportable. Avant la suite.


Cette suite qu'on effleure.
La consécration, l'aboutissement, le mystère.
La croisière.
Que Luz préférait éluder.



Avant de s'endormir elle renvoya un message à Séverin. Pour lui rappeler de bien lui faire suivre les prochaines publications de la fresque colorée.

vendredi 12 novembre 2021

Vieillesse de croisière (19)

 Avec la réalité augmentée, leur logement de la semaine n'avait rien à envier aux meilleurs palaces. Et les visiteurs distants appréciaient la soirée comme s'ils étaient sur place, parmi les autres invités.

Luz réussit enfin à discuter avec Séverin.

- je te le confie, mais interdiction de lui parler s'il retire ses lunettes !
Elin rit de sa plaisanterie et s'éloigna d'eux pour retrouver d'autres invités. 

Luz et Séverin partagèrent leurs doutes.

Ils discutèrent de la croisière. Du non-choix.

Pour Elin, il était hors de question de repasser un été en zone secondaire. Elle ne voulait pas se mettre en danger en s'exposant à la violence sociale qui montera forcément d'un cran dans la fournaise. Et elle voulait préserver son organisme des agressions du climat. Autant revenir le plus préservés possible, pour profiter de la suite.

Aidé par Luz, Séverin comprit qu'au delà de la croisière, Elin attendait et attendrait patiemment son tour. Le grand tabou du présent, la perspective du futur. Sa quête suprême?

- Je ne comprends pas pourquoi Elin n'essaie pas plutôt de se trouver un vrai voltigeur. Elle a toujours un tel succès, elle aurait les moyens d'en trouver un au moins aussi bien que moi, pourrait mener sa vie d'un trait, sans passer par la régulation.

- Tu lui as déjà dit ça ?

- Non bien sûr. C'est juste que ça me pose question.

- La croisière, Elin y croit de manière très forte, et elle est convaincue que le retour sera idyllique. Même s'il est sécurisé, le cadre de vie des voltigeurs n'est pas aussi authentique que le monde dans lequel elle se projette au retour.

- C'est une croyance quasi religieuse, je suis impressionné par la foi et la confiance que cela peut amener. On n'a pas idée des dates exactes, l'incertitude est totale, on n'a aucun recul sur ces technologies...Comment savoir si y aura pas d'incidents, pas de séquelles ? Comment réussir à avoir confiance ?

- Ils mettent le paquet ! Et il y a peut être aussi le fait que pour elle tu es la bonne personne, et c'est pour elle une certitude qui relègue les autres incertitudes au rayons des hésitations négligeables ?

- Je suis honoré et inquiet. On se connait pas depuis très longtemps. Certes on a beaucoup zoomé, et probablement on a allongé le temps physique par cinq. Cela fait un temps ressenti d'à peine plus d'un an.. On n'aura peut être même pas passé un seul été ensemble avant le départ.


lundi 18 octobre 2021

Vieillesse de croisière (18)

Séverin guette la mise à jour. Et cela le rend attentif à chaque espace publicitaire qui envahit son quotidien. La fréquence de mise à jour est irrégulière. Ce qui renforce l'intensité de l'addiction.

Si c'est une opération de manipulation, elle est particulièrement réussie. 

La récompense aléatoire, la technique est simple et imparable. Le cerveau ne peut y résister.

Séverin en est conscient. Mais il ne lutte pas. La curiosité est plus forte que tout. C'était probablement la seule raison envisageable pour que Séverin accepte de renoncer à sa nouvelle intégrité. Comme un ex fumeur repenti qui aurait accepté les cigarettes qu'on lui tendait, non pas par tentation, mais pour les besoins de son enquête.

Pourquoi est-il l'heureux élu, l'unique spectateur d'un tel feuilleton?

Séverin s'enfonce chaque jour dans des dédales d'images de synthèse toutes plus kitsch les unes que les autres. Il s'en va visiter ici un nouveau lieu de vacances paradisiaque artificiel sur une planète inconnue, qui change de la vie dans un palais antique, là un nouveau système de protection cybernétique qui lui promet la sérénité totale dans le monde de demain.

Puis au détour d'une maison tournante autonome, qui restitue la nuit l'énergie cinétique accumulée le jour, Séverin découvre enfin la mise à jour.

Les humains, abimés par la brutalité et la précarité du monde rouge qui met le monde à feu et à sang, vont chercher la sécurité dans le bleu.

Le bleu, n'a qu'une obsession, c'est l'ordre.

Le bleu n'a qu'une priorité : la discipline.

Le bleu n'a qu'une préoccupation, mettre en évidence une cause commune qui nous rassemble, nous unifie, nous transcende.

Le bleu va établir une structure autoritaire visant à canaliser l'expression anarchique de nos égos, pour la faire entrer en résonnance, et obtenir une énergie plus forte encore. 

Le bleu nous fait rentrer dans des cases. Chaque individu met de côté son identité, son unicité, au profit d'un rôle social, de son statut. Le résultat collectif nous galvanise, nous rend fiers et nous transcende, au point d'oublier son égo.

Les individus sont socialement identifiés par leur métier. Les métiers sont socialement identifiés par leur uniforme. Les uniformes sont distingués par des galons. 

Chacun devient le rouage, insignifiant mais indispensable, d'une organisation puissante qui va faire décoller la civilisation dans la mécanique industrielle.

En bleu, nous sommes animés par le devoir, et bridés par la culpabilité. Mais à trop se mettre au service de l'organisation, on oublie que l'organisation est un moyen, et non une fin. 

L'individu au service d'une organisation qui n'est pas au service de l'individu commence à souffrir. Il veut exister. Il se rebelle. Nostalgique du rouge.
Mais au chaos émotionnel du rouge, les lumières de l'esprit rationnel offrent à l'individu une perspective d'émancipation bien plus prometteuse.

Le bleu laisse place au orange.

mercredi 13 octobre 2021

Vieillesse de croisière (17)

 - La noirceur de Séverin déteint sur toi, je te trouve plus sombre, moins vivante. Comme s'il te communiquait ses doutes. Toi qui étais si sûre de toi.
- Ah bon?
- Oui toi qui étais si extravertie, tu n'es plus que l'ombre de toi même, comme on dit dans ces cas là !
- Tu exagères !
- A peine. Regarde tes interactions sociales, c'est factuel.

Les yeux d'Elin s'embuèrent. Oui les chiffres ne trompent pas.

- Je suis peut-être amoureuse, mais ce n'est pas très agréable. J'ai l'impression d'être dans une salle d'attente, sans savoir ce que j'attends.
- Je pense comprendre ce que tu vis. Même si moi je n'ai jamais eu l'occasion de le vivre. Je crois que je le ressens pour toi..

Luz n'insista pas. Elle laissa Elin tranquille. Elle aurait pu ironiser sur le fait que leurs stats pourraient finir par se croiser à ce rythme, mais elle avait senti que ça aurait inutilement blessé Elin.

Luz et Elin avaient beau être les plus proches copines, confidentes, traverser les mêmes décors du quotidien, côtoyer les mêmes personnages, elles n'étaient pas interchangeables. 

Pour autant il était plus facile pour l'une de se mettre à la place de l'autre.
Luz était bien mieux placée pour se mettre à la place d'Elin, que l'inverse.
Souvent en retrait des interactions sociales, Luz avait développé d'incroyables facultés d'observations.

"Celui qui a toujours eu le vent dans le dos ne peut pas ressentir le vent, il ne peut pas percevoir son influence tant qu'il ne l'a pas eu une fois de face."
Cycliste du quotidien, Luz est convaincue que le cerveau humain est programmé pour ne pas percevoir le vent quand il est dans son dos.

Dans sa vie sociale, Luz avait toujours eu le vent de face. Elin l'avait dans le dos. Luz pouvait le voir. Elin, non.

Tel est le paradoxe de la vie sociale. Tous semblables, tous équivalents, mais tous si différents, avec des difficultés de parcours si hétérogènes.
Luz observait sans cesse. Elle n'avait son pareil pour détecter les moindres handicaps sociaux autour d'elle.

Revenait sans cesse à ses yeux celui de la condition féminine, toujours omniprésent, malgré des décennies de dénonciations, de prises de conscience, et de déclarations rassurantes. Luz ne se faisait pas d'illusions avec la domination masculine. Tant que cette domination existerait, la gente masculine resterait mécaniquement dans l'incapacité de savoir que cette domination existe. L'indétectabilité du vent dans le dos.
Le cercle vicieux était bien installé. Luz n'avait plus d'espoir de voir cela changer, et elle se désintéressait des hommes. Ils semblaient tant étrangers à sa réalité à elle.

Le piège du vent favorable. C'est là, la grande faiblesse des classes dominantes. Elles n'ont pas conscience de leurs privilèges, et sont pourtant anéanties à l'idée de les perdre. Elles ont plus à perdre que ceux qui n'ont rien, et elles consacrent une énergie toujours plus grande à tenter de maintenir les inégalités qui rendent leur vie si stressante. 

Quand les puissants sont tétanisés par leur prochain, par les petites gens, au lieu de leur ouvrir les portes, alors ils s'enfoncent dans la méfiance et nous entrainent dans leur sillage.. Quand, au lieu de rayonner dans la générosité et l'ouverture, les classes dominantes s'emmurent, s'enferment dans des forteresses, se réfugient dans des bulles de paranoïa vidéosurveillées, les poches pleines de clés, le cerveau plein de mots de passe, alors la dissociété se substitue à la société.

Oui Luz était radicale. Elle voyait dans l'embourgeoisement un processus dégénératif, la principale cause de l'atrophie de l'humanité

Pour Luz c'est ce phénomène qui nous avait conduit à la grande tragédie humaine, à la décivilisation. 

"Plutôt mourir que changer", "Plutôt disparaitre que s'adapter". Voilà les slogans inconscients qui avaient mobilisé les foules dans les années précédent l'effondrement. Une mobilisation pour l'immobilisme. Le déni, principal symptôme de notre dépendance à la routine, de nos addictions au confort matériel anesthésiant. 

Luz avait perdu la foi dans pas mal de chose, mais n'avait qu'une certitude : son indépendance, sa résistance à toute forme d'addiction était la clé de sa liberté.

Et de sa lucidité.

Alors oui, Luz était assez lucide pour comprendre ce que vivait Elin. Et encore plus pour comprendre ce que ressentait Séverin.

Luz voyait Séverin comme un jeune misanthrope malgré lui. Elle aimait bien son authenticité, intégrité malgré ses penchants un peu intégristes. Elle ressentait, comme lui, une immense déception vis à vis des comportements humains. Sans doute un peu trop idéaliste, comme lui.

Et si aux yeux de Luz, Séverin ressemblait à Alceste, Elin, elle, ressemblait forcément un peu à Célimène. La fraicheur et le pouvoir de séduction de Célimène, mais sans la légèreté. Une Célimène en mode économie d'énergie. Comme si Elin ne voulait pas que son insouciance naturelle revienne au galop.
Economie ou anxiété? Le doute qui précède les choix majeurs? La croisière sera-elle à la hauteur du sacrifice consenti?

dimanche 10 octobre 2021

Vieillesse de croisière (16)

 Elin confia à Luz que Séverin était de plus en plus accaparé par le récit des publicités mystérieuses.

- Il passe son temps à remuer ciel et terre pour tenter d'identifier l'auteur et l'objectif de ces publicités, il n'est plus très présent avec moi.
- Y a du nouveau?
- C'est la troisième mise à jour, le récit se poursuit, toujours très nébuleux..
- Séverin a des pistes?
- Non, aucune. Officiellement, toutes les plateformes affirment en gros qu'il ne peut y avoir de ciblage sur une personne, et que donc s'il est destinataire de ces pubs ça vient uniquement d'un paramétrage de ciblage. Et ils disent que, conformément à la législation sur la protection des données privées, ils n'ont pas accès aux critères de paramètres de ciblage, et n'ont pas le droit de divulguer le nombre effectif de profils ciblés.
- Mais qui a accès à tout ça alors, qui surveille tout ça? Ca ne choque personne ce genre de situation?
- On ne sait pas trop. Il a ouvert une dossier de réclamation après de l'autorité régulatrice de la vie numérique, mais tu t'en doutes, son cas n'est pas prioritaire donc il y aura plusieurs jours physiques de délais. Il prend ça trop à coeur, c'est idiot. Il ferait mieux de se recentrer sur la croisière. Je pense pas que cette histoire de récit publicitaire soit vraiment à prendre au sérieux.

- Vous avez été convoqués pour la croisière?
-  Non, on n'a pas fait les démarches. Je sais pas comment sereinement aborder le sujet. J'ai parfois l'impression qu'il ne veut pas s'engager, je stresse un peu, le temps passe et la fenêtre n'est pas illimitée.
- C'est vrai mais à mon avis, ils surjouent un peu l'enjeu, je pense qu'y aura toujours de la place. J'ai vu que le programme avançait bien, ils suivent leurs objectifs. Ils vont pouvoir passer à la vitesse supérieure..
- Toi tu as fait les démarches?
- Non, toujours pas non plus.
- Tu attends de rencontrer quelqu'un ?
- Non ça je ne l'espère plus. Je suis d'ailleurs même pas sûre d'en avoir envie d'ailleurs.
- Tu attends quoi alors?
- Ben je ne suis pas sûre que ça vaille le coup.. C'est quand même controversé.. On sait pas trop où on va..
- Pour moi y a pas photo, c'est la seule solution possible, et vraiment la plus intelligente. Sans la régulation temporelle, on ne s'en sortira pas.

vendredi 8 octobre 2021

Vieillesse de croisière (15)

Séverin découvre une mise à jour de son message publicitaire.

En rouge, on s'affirme.  Car dans les corrélations que l'on observe en violet, on prend conscience qu'on a soi-même des pouvoirs.

Des pouvoirs physiques, finalement aussi intéressants que les pouvoirs magiques que l'on attribue à ce qui nous entoure.

Du pouvoir.
Le pouvoir d'infléchir le cours des choses. De faire reculer les menaces. De ne plus vivre sous la tyrannie de la peur.

"Je" existe désormais. J'existe. Je suis le maitre de mon existence. C'est moi qui prends en charge mon destin. Je ne suis plus esclave de la fatalité. Je ne suis plus le simple figurant d'un scénario qu'un autre aurait écrit pour moi, je décide de tenir tête à mon destin s'il ne me convient pas.

Alors il faut être fort. Il faut du courage. On se convainc que tout ce qui ne tue pas rend plus fort.
On appelle un chat un chat, et on prend le taureau par les cornes.
Le rouge n'a qu'une obsession : que la peur "change de camp".
Le rouge préfère mourir en héros que survivre comme un lâche.
Il n'y a que deux possibilités : accepter la réalité des rapports de force, ou disparaitre dans la honte.

Le rouge sécurise son environnement par la démonstration de force. 

Le rouge régule son environnement par le rapport de force. 

Le rouge résout les conflits par l'usage de la force.

Pour se faire respecter, le rouge surmonte tous ses revers et ses concessions par des coups de force différés : la vengeance.


L'existence en rouge n'est pas très "paisible". C'est l'état de guerre permanent.
Pour mettre en place un ordre plus vivable, le rouge va tourner au bleu.

lundi 4 octobre 2021

Vieillesse de croisière (14)

- Probablement quelqu'un qui veut vendre un bouquin ou l'enrôler dans sa communauté?
- Ou une opération marketing complètement bizarre.. On n'a pas de piste.
- En tous cas, si le récit reste aussi authentique, c'est même dommage que Séverin en soit le seul destinataire. Tu imagines, si toute l'industrie publicitaire se mettait à nous inonder de récits intelligents, qui nous font réfléchir, qui nous apprennent à mieux nous comprendre, à mieux vivre ensemble ? Au lieu de flatter notre paresse, notre insignifiance, nos pulsions, au lieu de nourrir nos frustrations ? On pourrait envisager un avenir un peu meilleur, non?
- Avec des "si", on pourrait remettre la planète dans son emballage d'origine..
- Ben ça te fait sourire, mais c'est vrai. L'industrie publicitaire est la seule industrie qui n'ait jamais décliné. C'est elle qui brasse désormais le plus d'argent, le plus d'énergie, qui a le plus d'influence sur la planète. C'est la mère de toutes les industries..
On parle de "propagande publicitaire" et ça ne choque personne. Comme si la propagande publicitaire était une propagande bénigne, indolore, dénuée d'idéologie. Sa raison d'être est de nous influencer et elle ne s'en prive pas. C'est la seule industrie lourde et dangereuse qui soit soumise à si peu de règlementations.. 
- Oui mais sans elle tout s'écroule... C'est elle qui irrigue économiquement Internet et toute la sphère médiatique, tu voudrais quoi à la place?  C'est ça, le rouge après le violet? 
- Non, en théorie, non. Mais voilà plus de 100 ans qu'elle insémine en chacun de nous des nouveaux besoins addictifs au lieu de nous aider à progresser vers une vie soutenable, et nous émanciper..
- Je ne te connaissais pas aussi idéaliste, Luz ! Mais aie confiance, le monde a quand même bien relevé la tête, non?
- Ben oui, c'était pas dur, on pouvait pas aller plus bas que le fond du fond, on ne pouvait que rebondir. Mais tu oublies que la crise mettra plus de 100 ans à se résorber, si on en vient à bout. Je ne suis pas sûre qu'on pourra vraiment voir un jour une planète guérie..
- J'aime pas quand tu dis ça, arrête de douter, ça va nous porter malheur..
- Tiens tu vois, tu as du violet dans les idées... Un petit moment de superstition ! Mais oui, excuse moi, tu as raison, il faut être forte pour rester confiante et garder espoir.
- Qu'est-ce qui te rend pessimiste?
- Je ne suis pas pessimiste, mais prudente. Je ne suis pas sûr que l'on soit à la hauteur de l'enjeu. On a construit une civilisation si complexe, si hétérogène, si abimée par l'histoire et les passions haineuses, si écervelée même, je pourrais dire.. que je ne suis pas sûre qu'on puisse maitriser quoi que ce soit pour notre destinée. Notre organisation reste fragile..
- Moi j'ai confiance... Avec la technologie, on fait sans cesse de nouveaux miracles.
- Oui mais comment exploiter ces miracles? Ils sont sans cesse exploités par les uns au détriment des autres. Tout ce qu'on gagne en technologie, on le perd en érosion sociale... On a l'impression que plus personne ne maitrise la complexité de ce qu'on a construit... Regarde, pour l'histoire des publicités ciblées, Séveerin a beau remuer ciel et terre, aucun service d'assistance, aucune autorité de régulation ou de protection ne sont capables de me dire ce qui se passe, et même, aucune n'a idée de ce qu'il faut faire. Impossible d'ouvrir la moindre enquête. Débrouille-toi. Il n'y a plus de responsables, nulle part. 
- Tu es toujours dans l'excès. Il y a quand même des gens qui savent où ils vont et assez puissants pour faire en sorte que ça se passe bien. Personne ne veux revivre le cauchemar de la dislocation.. Et on a beau devenir croisiéristes, ils ont besoin de notre concours aujourd'hui, comme ils auront besoin de nous au retour.
- J'admire ta force de caractère pour rester positive et optimiste. Tu as raison de toute façon. En violet, l'important c'est d'y croire. Et même, juste croire. C'est déjà pas mal.

dimanche 3 octobre 2021

Vieillesse de croisière (13)

Chaque animal qui sommeille en nous a été construit par ceux qui l'ont mis au monde. Dès la naissance, nous interagissons avec nos semblables. La famille est en général la première communauté qui fait de nous des êtres sociaux, dépendants d'une communauté, sans laquelle nos chances de survie sont bien minces.

C'est le grand paradoxe de la vie. Les conditions de "survie" font de nous des créatures animées par des mécaniques contradictoires. Nous sommes à la fois des créatures
indépendantes et sociales, 
égoïstes et altruistes,
autonomes et dépendantes.

Ce paradoxe, il va nous déchirer pendant des siècles, et à ce jour il nous paralyse et nous tiraille plus que jamais.

Chez les humains qui développent un langage de plus en plus riche, la communauté va transformer l'environnement, de façon matérielle mais surtout essentiellement symbolique. Quand on passe du beige au violet, cette communauté devient prédominante, elle nous façonne et nous englobe pour assurer notre sécurité matérielle, mais également psychique.

Cette communauté à laquelle on appartient sans réserve, nous permet de faire face à la terrifiante complexité de l'existence. La tribu, à travers ses sages et ses sorciers qui colportent et enrichissent notre culture commune, expérimente les premières bribes du raisonnement.
Pour nous aider à prévoir l'imprévisible et comprendre l'incompréhensible, elle fait apparaitre un embryon de science : la superstition.
A base de corrélation, analogie, et projections, notre imagination vient animer tout ce qui semble inerte ou irrationnel autour de nous.
Nous allons faire des cadeaux, des sacrifices, des rituels de soumission et des prières, en espérant être récompensés et ne pas être punis par les caprices de l'existence et les malédictions en tous genres. Nous allons confier notre sort à notre bonne étoile et aux ondes bienveillantes.
Et aujourd'hui encore, malgré le déferlement démesuré de sciences et de technologies, ou bien même à cause de ce déferlement suspect et de la défiance que cela suscite, quand nous nous sentons en péril, quand les solutions rationnelles ont échouées une à une, il ne nous reste plus qu'à guetter des signes du côté de nos croyances superstitieuses et prier pour implorer la clémence du destin.

A moins qu'auparavant, une bouffée de courage nous ait permis de transcender notre peur et de nous ait donné l'énergie de faire face à l'adversité, pour prendre les choses en main et ne plus subir, quel qu'en soit le prix.

Le violet fait place au rouge.


samedi 2 octobre 2021

Vieillesse de croisière (12)

Elin était perturbée. L'attitude de Séverin la déroutait. 

Il était rare qu'Elin montre des signes de fébrilité.
En bonne copine, Luz tentait de la rassurer. 

- Séverin a probablement besoin de temps pour se reconstruire.

-  Mais ça commence à dater.. J'ai l'impression qu'il y a autre chose. Comme si il dissimulait quelque chose, qu'il ne voulait pas s'exposer. Comme s'il cherchait à tout contrôler, comme s'il voulait que rien ne lui échappe. Pourrait-il avoir une double vie? 

Il ne s'affiche pas avec moi, il n'a pas vraiment de vie sociale, j'ai l'impression que notre relation est clandestine.

- Mais il l'a pourtant bien déclarée et il a un profil tout à fait conforme.

- Il n'évoque jamais l'avenir. J'ai l'impression que l'enthousiasme lui fait peur. Il ne s'exprime que pour tempérer, infirmer, relativiser, nuancer, atténuer.. jamais pour confirmer, amplifier, célébrer, féliciter.. Comme s'il n'avait confiance en rien.

- La peur de s'engager?

- Peut-être. Pourtant au départ il disait qu'il n'avait rien à perdre, et que c'est pour ça qu'il était devenu croisiériste.

- Il est peut être encore hésitant?

- C'est possible. J'ai l'impression qu'il était militant fataliste auparavant. Il a des zones d'ombres. Et en ce moment, son histoires de publicités piratées, c'est vraiment troublant aussi..

- On est tous un peu déboussolés. Difficile d'avoir des certitudes, difficile d'avoir confiance..

- Quand même, on a fait le plus dur, depuis la stabilisation. Il y a de quoi être confiant ! La régulation démarre bien, on va pouvoir traverser au mieux la parenthèse et retrouver un monde régénérée au retour.

- Oui je sais, il faut y croire. J'espère que ça se déroulera bien, tel qu'ils le disent.. J'envisage en même temps qu'il puisse en être autrement.

- Lui et toi, j'ai vraiment l'impression que vous êtes un peu câblés pareils..

jeudi 30 septembre 2021

Vieillesse de croisière (11)

Séverin garde ses lunettes et tarde à vouloir partager le canal. 
Elin est intriguée, et peut-être même contrariée.
- Tu es toujours autant impassible dans la vie ?
- Comment ça?
- Tu sembles indifférent à tout ce qui t'arrive, on a l'impression que tout est banal à tes yeux.. même notre histoire...
- Oui je sais on m'a toujours reproché de ne pas être assez expansif... J'ai souvent fait souffrir les autres à cause de mon attitude trop détachée, distante, voire absente ou insensible.. Pourtant non, je ne suis pas indifférent...
- Pas indifférent mais regarde, tu ne parles de nous à personne, aucun partage sur les réseaux, comme si tu avais honte de moi, comme si j'étais une amante illégitime, ou quelqu'un à côté de qui tu n'oses pas t'afficher !
- Ce n'est pas du tout ça, je te promets..
- Mais tu n'es pas heureux avec moi? Qu'est-ce qui t'empêche d'afficher ton bonheur?
- Je ne sais pas, une forme de pudeur...
- Mais ça vient d'où ? Tu crois que les autres vont être choqués en voyant des gens heureux? Tu sais, étaler partout son bonheur, ce n'est pas sale !
- Je ne sais pas, si les autres eux-mêmes ne sont pas heureux, je ne vois pas comment ils pourraient profiter de mon bonheur.. Mais bref, je ne sais pas pourquoi j'ai cette retenue.. Y a quelques années j'avais réussi à devenir plus expressif.. Exubérant presque.. Montrer son bonheur à travers sa réussite.. C'était même devenu addictif. Mais en fait j'étais en compétition permanente, je m'étais pris au jeu, je n'avais plus de limites.. Jusqu'à ce que je me rende compte combien être seul contre tous nous donnait l'impression d'être fort alors qu'en réalité on finissait juste de plus en plus seul. C'est ça qui a déclenché ma terrible défaillance, il m'a fallu énormément de temps pour m'en relever. Et je suis redevenu depuis l'enfant introverti que j'étais.
- Et tu n'as jamais affiché ton bonheur autrement que par esprit de compétition?
- Je ne crois pas. Ou bien par dépit amoureux, pour tenter de faire du mal à mon ex, pour lui prouver que je l'avais déjà oubliée, effacée, remplacée. Par pure méchanceté donc..
- Ou simplement par orgueil? Non?
- Peut-être oui. Mais ça, cette façon d'étaler son bonheur, je ne la trouve pas très clean...

mardi 28 septembre 2021

Vieillesse de croisière (10)

 - Alors, il raconte quoi maintenant ton publicitaire intégral? Il est sorti de sa caserne et il va se marier? Ou bien il t'annonce que tu es le gagnant d'un grand concours et que tu vas être invité sur tous les plateaux médiatiques?

- Il continue son récit. Il parle de son retour à la vie civile. De la façon dont il voit la population. C'est étrange. C'est tout beige.

- Tout beige???

- Oui regarde..

Retour dans la vie civile. 

J'observe mes contemporains à travers le prisme coloré de la spirale de Graves. 

La spirale de Graves, ce n'est pas une substance psychotrope, ni un gadget de réalité augmentée. Juste un bouquin, trop méconnu, qui a irrémédiablement changé mon regard. Au point de lui ajouter des couleurs de façon permanente.

En beige, je devine nos racines animales. Nos réflexes instinctifs. 

C'est quand nous évoluons, solitaires ou en troupeau, dans un environnement qui nous indiffère, mais auquel on consacre toute notre vigilance. Nous scrutons, nous détectons, nous interprétons, nous déduisons. Avant tout pour tirer notre épingle du jeu.
Le mimétisme est notre confort. C'est l'énergie anesthésiante qu'on ressent dans la foule, le confort qu'on ressent quand on se sent conforme dans le sillage de la mode ou à la pointe de la tendance. Mais toujours sur le qui-vive pour soi-même. C'est la satisfaction qu'on ressent quand on a évité le danger, déjoué le piège, flairé le bon coup, deviné un bon plan.
Profiter de l'élan des autres, surfer sur les vagues que la foule déclenche. C'est l'instinct du spéculateur.

Chacun est programmé pour sa propre survie, et chacun est en cela impressionnant.
Chacun est une créature magnifique, mais indifférenciée.
Anonyme, mais égocentrique.
A ce stade, il n'y a que moi et le reste de l'univers.
Mais je ne dis pas "je", car je ne connais pas ce mot. En beige, on ne parle de soi à personne, car on ne parle pas.
Les mots n'existent pas encore.
Je ne connais pas le "je", donc je ne suis pas conscient que je pense, ni que j'existe. Mais je commence à penser pour exister.

Et la longue, à force de coexistence parmi nos semblables, nos formes d'expression nous deviennent coutumiers. On les systématise, on les ritualise, on les codifie. On a inventé les mots, on construit un langage. Les paroles sont les étincelles déclenchées par les contacts entre nos solitudes.
On se sent moins seuls. Le beige devient violet.

lundi 27 septembre 2021

Vieillesse de croisière (9)

- Partirai-je en croisière avec Séverin ?
Elin partageait ses questionnements avec Luz.
- On ne sait pas si on partira ensemble, mais on sait déjà que ce ne sera pas dans l'espace. Trop de risques. Technologie pas maitrisée, ou en tous cas pas assez de garanties pour des gens comme nous. On préfère forcément le pôle. Est-ce que Séverin est le bon pour partir avec moi?
- Tu as encore le temps de te décider, ça ne fait pas très longtemps que vous êtes ensemble.
- Mais si, ça fait plus de trois semaines, on a déjà vécu tant de choses ensemble.. 
- De toutes façons, ça ne t'empêchera pas de profiter. Moi je partirai probablement seule, ce n'est pas si grave.
- Ce serait dommage, surtout pour le retour, tu imagines?
- On ne peut pas imaginer. C'est totalement inimaginable. Personne n'aurait pu imaginer. Nos parents ont connu l'impensable, et nous on est la génération qui aura vécu la parenthèse des croisières. Et on sera peut-être la dernière. 
- Non je ne pense pas. L'humanité ne disparaitra pas comme ça...  On est sortis du chaos, et avec ce nouveau programme planétaire tout semble sous contrôle. Et moi au retour je contribuerai à nous faire sortir de la parenthèse. Avec Séverin j'espère. Et toi j'espère que tu trouveras ton Séverin pour la croisière. 

Luz était très pessimiste. Elle n'était pas vraiment impatiente de partir, et encore moins de revenir, elle voyait cela comme un cauchemar. Mais elle ne voulait pas discuter de tout cela avec Elin.


De son côté, Séverin était entièrement absorbé. Le contenu de ses publicités s'était partout mis à jour.

vendredi 24 septembre 2021

Vieillesse de croisière (8)

Pourquoi Elin mendiait-elle un compliment de la part de Séverin... elle qui en recevait si fréquemment de la part des uns ou des autres, au point qu'elle n'en percevait plus la saveur?
C'était paradoxalement ce qui l'avait séduit chez Séverin : il ne s'intéressait pas à elle. Il semblait indifférent. C'était en fait plutôt rare. En général, dès qu'elle remarquait un garçon qui pouvait potentiellement l'attirer, celui-ci immédiatement le ressentait et se transformait aussitôt en banal courtisan. Et tout devenait pour elle beaucoup plus fade, quand ça ne la ramenait pas même à sa condition de "proie" pour les prédateurs masculins.

Elin plaisait. Elle ne vivait donc pas sur la même planète que sa copine Luz, même si elle partageait le même quotidien, et les mêmes fréquentations. C'est ainsi, selon que tu plais ou que tu plais pas, dans une situation donnée, il y a des portes qui s'ouvrent ou qui se ferment, des visages qui s'ouvrent ou qui se ferment, des oreilles qui s'ouvrent ou qui se ferment, des regards qui se détournent, ou se détournent, mais pas dans la même direction.
Luz le constatait, mais ne s'en plaignait pas. Elle voyait bien qu'Elin ne s'en rendait pas compte, et évoquait des problèmes qui n'étaient pas les siens.
"Comment prendre plaisir à manger, si on ne te laisse jamais le temps d'avoir faim?" disait Elin pour exprimer sa lassitude des garçons.
Luz, elle, n'était pas séduisante. Et les hommes, s'ils s'intéressaient à elle, ne songeaient même pas à vouloir la séduire pour coucher avec elle. Luz ne revendiquait pas le droit au plaisir sexuel, mais si déjà elle pouvait mendier une affection sincère et respectueuse, elle en aurait été heureuse. Hélas pour connaitre cela elle devait passer par la case sexe, elle devait faire de gros efforts pour réprimer un profond sentiment d'injustice, au point d'en devenir insensible.


Elin ne percevait pas cela. Ou bien ne voulait pas le voir.
Elle parlait à Luz sans retenue de ses aventures avec les garçons.
Oui, elle aimait avoir l'initiative. Le défi la stimulait.


C'est complexe, le désir.
Elle s'amusait du cliché.
Les hommes désirent spontanément, et courent désespérément après une partenaire qui leur permettrait d'avoir du plaisir. 
Pour une femme telle qu'Elin, trouver un homme qui lui donnerait du plaisir n'était à priori pas compliqué. Mais elle en cherchait un qui pouvait lui donner du désir.
Était-ce cela, le sentiment amoureux? Peut-être. C'était en tous cas ce qu'elle vivait avec Séverin.


Pourquoi alors vouloir obtenir de lui des compliments? La séduction est-elle un instinct de compétition narcissique qui nous pousserait à relever des défis chaque fois un peu plus compliqué ?
Séverin lui semblait être un défi sur lequel elle se cassait les dents.

mercredi 22 septembre 2021

Vieillesse de croisière (7)

Séverin n'était pas lucide, ou ne voulait pas l'être?
Oui il était amoureux d'Elin, mais ne voulait rien en conclure. Il avait l'impression que tout cela consistait surtout à partager la phase d'effervescence chimique qui conduit à cet état temporaire bien connu, fait d'insouciance, de confiance, d'ivresse. Il n'était pas sûr que cela puisse aller plus loin. Comme s'ils partageaient un bout de route ensemble après une rencontre improbable, mais que leur destination n'était pas la même. Même si au fond de lui, il espérait se tromper. Pour Elin, il semblait que c'était la même chose, elle répétait à tout va qu'elle voulait profiter intensément du temps présent. Pourtant c'est elle qui avait fait le plus d'allusion à perspective de la croisière.

Pourquoi s'être mis en couple avec Elin, alors qu'il s'était juré de ne plus chercher à plaire des personnes si attirantes et convoitées qu'on ne peut les approcher sans jouer le jeu de la compétition sociale ? Séverin était un peu en hibernation sociale lorsque sa route avait croisé celle d'Elin. Ce qui l'avait attiré chez elle, c'est d'une part qu'elle avait fait attention à lui sans qu'il n'ait eu à se mettre en avant. Et d'autre part sa capacité à vivre à fond le moment présent, d'une façon plus joyeuse que la plupart des autres. Cette forme d'énergie il en avait bien besoin, il était conscient que c'était quelque chose qu'il n'avait pas vraiment développé.
Peut-être la joie était pour lui une émotion indécente; car trop rare, ou trop mal partagée. Ou inappropriée dans le contexte de la grande fuite en avant. Il était devenu trop pudique, il avait peur du jugement des autres, et il voulait réapprendre à dépasser sa pudeur.

Lui, le libre-penseur auto-proclamé, était-il en fait prisonnier du regard des autres?

Il s'en pensait libéré, depuis sa grande défaillance, trois ans auparavant. Mais finalement qu'on soit exubérant, pour tenter d'exister aux yeux des autres, ou introverti et pudique, pour ne pas s'imposer aux autres, n'est-ce pas deux façons extrêmes de se soumettre au regard des autres ?
Séverin était subitement passé de l'obsession compétitrice démonstrative, au camouflage le plus discret. Cela n'y changeait rien. Il lui restait à apprendre à se voir lui-même avec son propre regard, et non plus celui des autres. Ne serait-ce que pour réussir à répondre plus spontanément quand on le questionnait sur ses ressentis.

lundi 20 septembre 2021

Vieillesse de croisière (6)

- Elin, sais-tu qu'avant, "prendre son temps" ça voulait dire "aller lentement"?
- Ah oui, donc, en gros, prendre son temps, en fait c'était le perdre !
- Oui mais à l'époque on ne prenait pas de chronodilatateurs, et surtout, le temps était beaucoup plus abondant, on n'avait pas besoin de l'intensifier. Donc on le prenait, tel qu'il est..
- Ben oui, je sais, avant la révolution accélérationniste, je ne suis pas complètement inculte, tu sais... Mais quand même, on a toujours été mortel, donc même quand on avait une espérance de 80 ans, notre temps était compté.. c'était gâché de ne pas chercher à en tirer le meilleur..
- On n'en ressentait pas le besoin.. Tout est relatif...Un verre d'eau douce n'a pas la même valeur selon que tu es au beau milieu du désert ou dans les rizières inondées.. Dommage qu'on ait tout transformé en désert..
- Ah ça faisait longtemps. Merci Monsieur le Philosophe
- Ben moi les images, ça me parle..
- Ne change rien, tu sais bien que c'est ça qui m'a séduit chez toi.
- Oui je sais bien que ce n'est pas pour mon physique.
- Arrête de te rabaisser, profite du compliment. Tu vois bien que c'est un compliment !
- Il parait.
- Et toi, tu ne me fais jamais de compliments ! Pourquoi m'as-tu choisie?
- Quelle question... Avais-je le choix? Tu as déjà tout pour toi. Tout le monde te porte déjà aux nues. Te faire un compliment, ce serait comme vouloir t'offrir un arrosoir d'eau alors que tu es la plante la plus florissante de la rizière inondée.
- T'es vraiment romantique quand tu t'y mets, sage botaniste chinois.. Mais sérieusement, qu'est-ce que je t'apporte?
- Je ne sais pas. C'est difficile à décrire. Faut que je réfléchisse..
- Eh ben, merci pour ta spontanéité.. Alors je ne sais pas si tu manques d'imagination ou de sincérité, mais tu n'as pas tout à fait tort, dans la rizière ce n'est pas d'eau dont j'ai besoin, mais de soleil. Et toi tu m'éclaires.
Bon, pour les compliments en revanche, je repasserai...
Mais sérieusement dis-moi, à part du plaisir sexuel et de la fierté d'avoir au bras un agréable faire-valoir social, est-ce que je t'apporte vraiment quelque chose ?

dimanche 19 septembre 2021

Vieillesse de croisière (5)

- Donc si on récapitule on a un démarrage de biographie d’un inconnu qui vient s’insérer discrètement dans tes encarts publicitaires. Il semble assez politisé, et parle d’un projet de roman dans sa jeunesse, une sorte de bannissement numérique, qui pourrait ressembler à l’histoire qu’il t’invite à vivre. C’est ça ?
Tu as bien vérifié si tu as toujours accès à tes comptes?
- Oui tout est normal. J’ai fait rediagnostiquer tous mes appareils, aucune corruption matérielle ou logicielle n’est remontée.
D’après les plateformes c’est juste un annonceur qui réussit à déterminer les critères de ciblage de ses publicités pour qu’elles tombent toujours sur moi, et peut-être même uniquement sur moi. Ce qui représente une coïncidence peu crédible. Je ne crois pas vraiment au hasard, là.
- Quelqu’un qui t’a croisé dans le passé, ou bien un ciblage de profil auquel tu réponds parfaitement ?
Il y a vraiment de quoi être un peu parano.. je doute pas de toi, hein.. mais c’est déstabilisant.. Et sur l'ensemble de tout l'Internet, c'est sur toi que ça tombe.. 
Dans ton parcours publié, c'est un peu flou, tes trois dernières années. Je sais que tu ne te sens pas à l'aise dans l'accélération, et bien souvent tu sembles être dans ton monde, comme si tu voulais être ailleurs.. Peut-être est-ce toi qui t'envoies ces textes, peut-être est-ce toi qui t'inventes tes histoires?
- Non Ellin, je t'en prie, fais moi confiance..
- Excuse moi.. tu as raison, ça me perturbe un peu cette histoire. J'ai pris un peu trop de chronozoom je crois, mes pensées partent dans tous les sens...
- On pourrait peut-être réduire le chronozoom jusqu'à ce soir, se laisser ralentir doucement, essayer de se reposer...
- Non, tu sais bien que c'est trop difficile pour moi.. je me mets à bouillonner, je ne tiens plus en place, j'ai besoin d'immersion, pas de temps-morts,  j'ai l'impression d'étouffer quand il ne se passe plus rien autour de moi...

mercredi 15 septembre 2021

Vieillesse de croisière (4)

Cela se passe dans un régiment du sud de la France.
Un jeune homme introverti accepte de jouer à la guerre et de se conformer à tous les rites de virilité perpétués depuis l'Indochine. Entouré de jeunes de différentes origines, il interprète en marchant au pas des chants militaires issus des guerres coloniales. 
Les jeunes d'origine étrangère viennent essentiellement de banlieue, ils sont là pour s'engager. Des fils d'ambassadeurs aussi, qui passeront par des écoles d'officiers. 
Avec cette nouvelle armée de métier, toutes ces nouvelles recrues iront dans les zones du monde où la France aura besoin de sécuriser ses intérêts économiques, bien souvent ses approvisionnement en pétrole. Ou bien dans sa zone d'influence, l'ancien empire colonial.
Les autres viennent des quatre coins de France. Ils ont fini leurs études et font leur service chez les paras, pour faire plaisir à leur père en servant dignement leur pays. Mais elle est loin la ligne Maginot et la défense de la patrie martyrisée, de la Nation assaillie. La Conscription disparait, chacun devient à sa façon un mercenaire dans la guerre économique.

Le narrateur,  idéaliste pacifico-écologiste paumé, lui, s'est retrouvé là un peu malgré lui, par négligence, mais sans doute aussi par une fascination inconsciente... Non pas pour la sensation d'être éjecté d'un Transall en plein vol avec un parachute sur le dos, mais pour l'opportunité explorer ce monde archaïque en pleine mutation. 
Récent lecteur d'Orwell, il voyait la globalisation planétaire unifier le monde sous le joug d'un pouvoir financier invisible. Et là il découvre dans l'organisation militaire la force de l'embrigadement collectif qui le replonge dans 1984.
Dehors le monde continue à se transformer à vue d'oeil. La guerre est une idée ringarde. Un truc de musée. Le grand écart est saisissant, mais le jeune soldat a le sentiment que tout risque hélas de reconverger un jour.


Le soir dans le dortoir il commence à écrire le début d'un bouquin.
Une nouvelle version de 1984, réactualisée, mais pas en 1998. Sans doute 40 ans plus tard encore. 2038 ? Pas forcément, il cherche encore le titre. Et le dénouement, il hésite.
En tous cas le début de l'histoire est limpide. Cela parle de généralisation d'Internet qui va s'immiscer dans tous les recoins de nos activités sociales, qui va envelopper chacun de nous au point de rendre les interactions physiques directes et la promiscuité spatiale marginales. Internet, qui sera notre interface principale avec notre environnement, notre deuxième rétine à travers laquelle on verra le monde. Et qui permettra à nos organisations de contrôler toutes les interactions sociales, au point de vitrifier toute forme de liberté.


Facebook n'a pas encore été inventé, mais le jeune soldat dans son dortoir explore déjà la détresse de celui qui en 2028, perdra l'accès à son compte "Clarté", et par là même, son profil public. Il verra se volatiliser son pedigree numérique, patiemment construit, valorisé par ses pairs à 4 étoiles, qui permettait à n'importe qui de l'évaluer avant d'entrer en relation avec lui. 
Exclusion qui l'écarte de toute activité économique et menace ses moyens de subsistance. Il n'a plus accès à ses avoirs bancaires et ne sait pas ce qu'ils sont devenus. Il ne sait pas vers qui il peut entrer en contact pour chercher de l'aide. Il est subitement plongé dans la clandestinité, la précarité matérielle, l'isolement social, qui le transforme en paria numérique. Interdit d'immersion numérique, le voilà qui dérive à la surface, dépouillé de son identité.
Le scénario tâtonne. Le mystère plane sur la cause de cet "enlèvement virtuel". Un simple pirate, maitre-chanteur qui le réhabilitera contre rançon? Ou une organisation subversive qui cherche à recruter des combattants en les plongeant dans la clandestinité pour les embrigader contre le système ? Peut-être une sorte de chaine de la lucidité secrète, qui vient extraire des âmes innocentes du troupeau lobotomisé pour faire vivre la flamme d'une communauté humaine un jour émancipée? Non, le scénario qui tient la corde, c'est le fardeau de la culpabilité qui se déploie instantanément en nous quand on se sent en proie à une véritable malédiction, et que notre esprit rationnel réussira toujours à justifier.
Après tout, la façon la plus simple de manipuler quelqu'un, n'est-ce pas de le faire culpabiliser?


Le jeune soldat rêveur a une imagination débordante. Mais ce n'est pas un écrivain très efficace. Son scénario patauge. Avec une telle inspiration, il aurait pu devenir Mark Zuckerberg avant l'heure, ou scénariste d'une série dystopique pour Netflix 20 ans plus tard. Mais il lui manquera, selon ses dires, une petite dose de volonté, ou d'énergie, pour aller au bout de son intuition.


Septembre 1999. Dehors, le monde libre l'attend. Avec son manuscrit inachevé, il va laisser derrière lui ses collègues signer leurs contrats d'engagement, en charge du rayonnement de la grandeur du pays aux quatre coins du monde.
Il retrouve le monde civil. Le monde que l'OMC est en train de réorganiser.

Le monde n'est pas une marchandise, un autre monde est possible. Il va retrouver ses copains qui ont réussi à obtenir la requalification médiatique plus honorable. Ils ne sont plus "antimondialistes", mais "altermondialistes". Mais ils resteront anecdotiques dans l'Histoire.
La géopolitique est une gigantesque partie d'échecs qui dépasse les individus.

Organisation Mondiale du Commerce, Organisation Commerciale du Monde.
La World Trade Organization est en train de mettre au pas tous les Etats-Nations, même ceux de l'Occident.
Deux ans plus tard, elle perdra ses tours. Mais pas la partie.


Grace au VAVS, Ellin et Séverin ont suivi cette étrange rétrospective historique. Mais le mystère de cette histoire et de son auteur ne s'éclaircit pas vraiment.

mardi 14 septembre 2021

Vieillesse de croisière (3)

"Cher Monsieur,

après étude attentive de votre demande, nous vous confirmons que le commanditaire des encarts publicitaires désignés n'a pas outrepassé les conditions générales d'utilisation.
Par ailleurs, conformément au décret de loi du 12/06/2026 relative à la protection juridique des annonceurs, nous ne sommes pas tenus de divulguer d'autres informations que celles déjà publiées sur les encarts.
La publicité ciblée est un principe de fonctionnement standard des plateformes sociales, nous vous rappelons qu'il est bien entendu possible de désactiver cette option dans votre usage du réseau InTimeAcy, en renonçant aux fonctionnalités Premium. 

Nous restons à votre disposition.." ....Blablabla...

Les 2 autres plateformes lui avaient délivré une réponse sensiblement identique.
Séverin n'était pas spécialement inquiet, mais sa curiosité était fortement attisée. Si c'était une opération marketing originale, il semblait en être le seul bénéficiaire, aucune autre trace de témoignage sur toute la toile.
Et surtout c'était le contenu du message qui le déroutait.
Il finit par en parler à Ellin, qui commençait à s'inquiéter de le sentir un peu préoccupé sans raisons apparentes.
- Depuis plusieurs jours, j'ai des phénomènes étranges dans les pubs qui s'affichent partout. Quelle que soit la marque, quelle que soit la thématique de l'annonce, toutes me mènent à de drôles de textes. 3 textes qui se suivent et semblent vouloir me raconter une histoire. Comme le début d'un vieux bouquin. Ca aurait pu passer inaperçu, fondu dans les pubs, j'aurais pu ne pas m'en rendre compte, mais je suis tombé dessus par hasard, et depuis je vois ça partout, quels que soient les appareils, c'est un peu flippant. Tu n'as pas ça toi?
Séverin lui transmit ses captures.
- Ah oui c'est plutôt assez flippant.. C'est pas du piratage? Moi j'ai rien remarqué de tel chez moi. Où tu as eu ça ?
- Regarde, une pub pour une croisière, et tac le lien vers le texte. Une pub pour du rétro-tourisme, paf, ici. Une pub pour une cellule de survie, une pub pour des cachets.. A chaque fois on retombe là dessus. J'ai cherché partout, posé des questions sur les forums, personne n'a jamais vu ça. Et quand j'interroge les différents sites, ils n'y voient rien d'anormal, tout le monde botte en touche.
- Ou bien c'est eux qui se sont fait pirater? Tu risques pas de te faire rançonner?
- Apparemment, non. Tout semble intact sur mes comptes et mes appareils. Les seuls composants qui incriminés, ce sont les algorithmes publicitaires de leurs plateformes. Tu sais, ceux qui choisissent pour nous les publicités qui s'affichent.
- Ben non, de mon côté tout fonctionne normalement. T'es le seul à avoir ça? C'est pas possible, t'as fait quoi? Y a qui derrière?
- Aucune idée, sincèrement. De toutes façons je n'ai rien à craindre, rien à me reprocher, je vois pas ce qu'il pourrait obtenir. Mais le plus curieux dans tout ça c'est le contenu du message. C'est pas du tout habituel. On dirait le début d'une biographie d'un inconnu. C'est complètement surréaliste.
- Tu peux m'envoyer ce texte ?
- Je te préviens c'est très long. Incompréhensible, vraiment.
- Montre-moi !

Séverin lui poussa le texte et aussitôt Ellin commença à lire.

On est en 1998.
Je suis en train de vivre dans un coin du bloc occidental, cette construction du XXè siècle qui lorgne déjà depuis 40 ans vers le XXIè siècle pour oublier l'abime de l'Histoire, et qui voit dans le troisième millénaire un nouveau continent immense sur lequel l'humanité
  .
Internet vient de naitre, et toute mon enfance a été bercée par l'espérance de l'entrée dans l'an 2000 comme si on allait atteindre l'apogée de la civilisation techno-industrielle. Une ère magique, de prospérité et d'harmonie, ayant tiré les leçons de toutes les erreurs du passé.

Auréolé d'un diplome valorisant, je vais entrer dans la vie active. 
Mais pas tout à fait directement. Je dois effectuer un détour.
Aspiré dans une parenthèse du passé, retenu quelques mois dans un monde archaïque. .

- Ah oui en effet.. c'est quoi cette histoire ?? J'y comprends rien. Passe-moi tout je vais la convertir en VAVS.
Séverin marqua un temps d'arrêt.
- Mais ça vaut pas le coup, ce n'est pas si long ! Tu te rends compte qu'en VAVS tu laisses les algorithmes décider à ta place ?? C'est toute la puissance des mots écrits que de te donner la liberté d'imaginer ! Le déferlement d'images de synthèse te fait court-circuiter ton imagination.. ça rajoute tellement de distorsion par rapport à ce qu'a exprimé l'auteur. Et apparemment la suite arrivera plus tard. A quoi ça rime de compiler un VAVS si tu n'a pas l'histoire entière ?
- Ah oui mais là c'est un récit historique. Pas besoin d'imaginer, c'est mieux de reconstituer avec le registre officiel. Ca va beaucoup m'instruire.

Le VAVS démarra. Séverin remis ses Ellera et accepta de l'accompagner dans la projection.

vendredi 10 septembre 2021

Vieillesse de croisière (2)

Séverin trainait un peu les pieds, Ellin eut envie de le secouer.

- La vie est de plus en plus courte, on n'a pas le temps de le laisser passer sans le remplir !
- Mais le remplir de quoi?
- Ben de tout, il faut profiter ! Profiter de tout, on a le choix.. On va pas gaspiller notre liberté à ne rien faire !
- On passe notre temps à célébrer la liberté et à bâtir des prisons.
- Qu'est-ce que tu racontes ? T'en vois où des prisons ?
- Une prison, ça n'a pas forcément besoin de murs et de barreaux pour exister. Une prison, c'est quand tu voudrais être ailleurs mais que tu ne peux pas. La vie est remplie de prisons invisibles, immatérielles, inconscientes.
- Ben non justement, avec nos Ellera, il n'y a plus de prison, on peut être n'importe où n'importe quand. Les Ellera, ça traverse les murs des prisons.
- A moins que les Ellera soient devenues nos nouvelles prisons.
- Oui bon ça va, c'est vrai que c'est addictif, ces foutues lunettes, mais ne me dis pas que c'est mieux sans. Quand on ne les a pas, on est un peu prisonnier du lieu où on se trouve, s'en évader prend un temps fou. Un déplacement physique est tellement plus laborieux, énergivore et chronophage qu'un déplacement virtuel. Avec les Ellera, on n'est plus prisonnier d'un seul endroit.
- Oui, mais cette pression qu'on se met à ne pas rester en place, à ne pas s'attacher à un endroit, c'est oppressant.. Je ressens comme une captivité dans le mouvement perpétuel...
- Houla, tu n'as pas un peu trop forcé sur les chronozoom?
- Et puis de toutes façons un « endroit », ce n'est pas forcément un lieu géographique. Cela peut être aussi un état émotionnel, une situation relationnelle. On peut être emprisonné par sa loyauté, par ses engagements...
- Tu te sens en prison avec moi??
- Mais non, je n'ai jamais dit cela, tu interprètes mal, je..

Séverin avait l'esprit embrouillé, il se tut.
Ellin inquiète nota que c'était un premier accrochage verbal qui arrivait beaucoup trop vite dans la trajectoire de leur histoire, ce qui n'augurait rien de bon. Cela justifiait un redoublement d'énergie pour rectifier cela.

mercredi 8 septembre 2021

Vieillesse de croisière (1)

Elin hésite. Et ça l'interpelle. Elle enlaçe finalement Séverin. 
C'est peut être la première fois que son élan n'est pas spontané, mais entre le mouvement vigoureux de ce qui pourrait presque devenir une habitude, et l'envie inconsciente d'alimenter le moteur pour maintenir la dynamique, l'entrain reste bien présent, et aucun observateur n'aurait pu déceler ce petit temps d'arrêt.

Auraient-ils tous deux mis un pied dans le périmètre de la routine?
Ellin, hypersensible sur ces signaux faibles, ne put s'empêcher de détecter cela.
Séverin lui, n'y prêtait guère attention. De toutes façons, il a toujours l'air un peu ailleurs, même quand il est présent, attentif et hypersensible à sa façon.


Deux jours plus tard, ils prirent ensemble une dernière dose de chronozoom. Pour la soirée. Lunettes Ellera, immersion longue... Scénario surprise.. Du bon temps, mais pour la première fois, sans s'envoyer en l'air au bout du compte.
Comme s'ils avaient atteint leur vitesse de croisière. Ellin le nota. Séverin dormait déjà.
C'était bien le premier pallier de la routine.


Ellin craignait les temps morts. Elle se tenait prête, guetter un sursaut de Séverin, ou augmenter les doses.