jeudi 18 novembre 2021

Vieillesse de croisière (20)

Bien qu'heureuse d'avoir fait la connaissance de Séverin, Luz était un peu génée de la tournure de la discussion. Elle regretta que rien ne soit simple pour personne.

En partant se coucher, à travers les nuées de satellites, elle aperçut quelques étoiles, et leur lumière infime. Cette énergie qui arrivait, intacte, du fin fond du passé.
Le seul endroit où on pouvait regarder le passé intact, sans filtre, c'est dans des fragments de ciel, la nuit.
Et là, comme en écho, elle voyait son temps à elle s'échapper, repartir en rayonnant dans la nuit noire, vers le reste de l'univers.

Les effets du chronozoom commençaient à se dissiper.

Le temps se mit à s'écouler de plus en plus vite, elle s'en rendait compte en ressentant un peu plus le vent, et en constatant que les nuages glissaient dans le ciel. Et les mèches spatiales aussi. Tous ces drôles de débris de satellites, se désintégrant en rentrant dans l'atmosphère.
A vitesse réelle ils redevenaient aussi furtifs que des étoiles filantes.

Le chronozoom s'était vraiment estompé.

Ce n'était pas plus mal. Il y a des moments qu'on ne veut pas voir s'éterniser. Si elle avait réussi à apprécier le début de la fête, elle avait commencé à se lasser avant les autres. Et malgré tout ce qu'on pouvait raconter, le chronozoom pompait quand même énormément nos ressources.
Il était temps qu'elle aille dormir.

Mais ses pensées résistaient.
Comme magnétisées par les habituelles questions existentielles. Et les dilemmes de toute une génération. 
Une génération ballotée par la perspective pessimiste. Le sentiment d'être de trop, d'être des résidus anachroniques de l'ère humaine effondrée. 
Une génération portée la perspective optimiste. La conviction d'être les héritiers héroïques, les précurseurs du monde d'après, les naufragés d'une civilisation à la dérive, faisant feu de tout bois pour trouver le chemin de la survie.

Ses connaissances érudites en histoire lui donnait un recul que d'autres, simplement nourris des discours officiels, n'avaient pas. Elle était probablement plus lucide, donc à la fois plus pessimiste, et en même temps peut être plus optimiste à long terme. Car l'histoire éclairait la fragilité des sociétés humaines, et en même temps enseignait la patience.

La révolution industrielle avait amorcé une dette qui s'amplifiait de génération en génération. On prélevait des ressources, on rejetait des déchets. Le continent américain avait permis le délestage de l'Europe.

Les bulles économiques explosaient de plus en plus violemment, mais rien n'arrêtait cette machine.

Il n'y a pas eu de nouveau continent comme terrain de jeux de la fuite en avant. Ou du moins il ne fut pas un territoire géographique. Les tentatives pour coloniser l'espace étaient laborieuses, marginales, et un peu vaines. La seule dimension qui n'avait pas encore de limite connue, c'était le temps.

Après avoir transfiguré la planète, les insatiables humains du passé avaient colonisé le futur. Ils en avaient pillé les ressources, et l'avaient saturé de déchets et de carences.
Et aujourd'hui ce futur laminé, c'était le présent de Luz et ses comparses.


Il n'y avait d'autre choix que la régulation temporelle. Zoomer, différer.

Profiter à l'excès, temporiser une éternité.

Vivre et peut-être survivre.

Ni nomades, ni résistants, ni voltigeurs : les civiques allaient devenir les agents de la régulation. La variable d'ajustement. Le destin de la classe moyenne. Ceux qui reconstruisent le futur en désaturant le présent. Elin était une civique convaincue. Luz une civique résignée.


La contrepartie, c'était la chimie qui rendait le temps élastique.
Accélérer sa fréquence cérébrale interne pour intensifier le temps, le faire ralentir. Qui aurait pu penser que des substances hallucinogènes présentes depuis toujours dans des champignons ordinaires allaient guider les pharmacologues à mettre au point de quoi permettre à l'humanité de compenser la pénurie du temps de vie ? Bien sûr cette compensation est forcément provisoire, mais le chronozoom rend la situation supportable. Avant la suite.


Cette suite qu'on effleure.
La consécration, l'aboutissement, le mystère.
La croisière.
Que Luz préférait éluder.



Avant de s'endormir elle renvoya un message à Séverin. Pour lui rappeler de bien lui faire suivre les prochaines publications de la fresque colorée.

vendredi 12 novembre 2021

Vieillesse de croisière (19)

 Avec la réalité augmentée, leur logement de la semaine n'avait rien à envier aux meilleurs palaces. Et les visiteurs distants appréciaient la soirée comme s'ils étaient sur place, parmi les autres invités.

Luz réussit enfin à discuter avec Séverin.

- je te le confie, mais interdiction de lui parler s'il retire ses lunettes !
Elin rit de sa plaisanterie et s'éloigna d'eux pour retrouver d'autres invités. 

Luz et Séverin partagèrent leurs doutes.

Ils discutèrent de la croisière. Du non-choix.

Pour Elin, il était hors de question de repasser un été en zone secondaire. Elle ne voulait pas se mettre en danger en s'exposant à la violence sociale qui montera forcément d'un cran dans la fournaise. Et elle voulait préserver son organisme des agressions du climat. Autant revenir le plus préservés possible, pour profiter de la suite.

Aidé par Luz, Séverin comprit qu'au delà de la croisière, Elin attendait et attendrait patiemment son tour. Le grand tabou du présent, la perspective du futur. Sa quête suprême?

- Je ne comprends pas pourquoi Elin n'essaie pas plutôt de se trouver un vrai voltigeur. Elle a toujours un tel succès, elle aurait les moyens d'en trouver un au moins aussi bien que moi, pourrait mener sa vie d'un trait, sans passer par la régulation.

- Tu lui as déjà dit ça ?

- Non bien sûr. C'est juste que ça me pose question.

- La croisière, Elin y croit de manière très forte, et elle est convaincue que le retour sera idyllique. Même s'il est sécurisé, le cadre de vie des voltigeurs n'est pas aussi authentique que le monde dans lequel elle se projette au retour.

- C'est une croyance quasi religieuse, je suis impressionné par la foi et la confiance que cela peut amener. On n'a pas idée des dates exactes, l'incertitude est totale, on n'a aucun recul sur ces technologies...Comment savoir si y aura pas d'incidents, pas de séquelles ? Comment réussir à avoir confiance ?

- Ils mettent le paquet ! Et il y a peut être aussi le fait que pour elle tu es la bonne personne, et c'est pour elle une certitude qui relègue les autres incertitudes au rayons des hésitations négligeables ?

- Je suis honoré et inquiet. On se connait pas depuis très longtemps. Certes on a beaucoup zoomé, et probablement on a allongé le temps physique par cinq. Cela fait un temps ressenti d'à peine plus d'un an.. On n'aura peut être même pas passé un seul été ensemble avant le départ.


lundi 18 octobre 2021

Vieillesse de croisière (18)

Séverin guette la mise à jour. Et cela le rend attentif à chaque espace publicitaire qui envahit son quotidien. La fréquence de mise à jour est irrégulière. Ce qui renforce l'intensité de l'addiction.

Si c'est une opération de manipulation, elle est particulièrement réussie. 

La récompense aléatoire, la technique est simple et imparable. Le cerveau ne peut y résister.

Séverin en est conscient. Mais il ne lutte pas. La curiosité est plus forte que tout. C'était probablement la seule raison envisageable pour que Séverin accepte de renoncer à sa nouvelle intégrité. Comme un ex fumeur repenti qui aurait accepté les cigarettes qu'on lui tendait, non pas par tentation, mais pour les besoins de son enquête.

Pourquoi est-il l'heureux élu, l'unique spectateur d'un tel feuilleton?

Séverin s'enfonce chaque jour dans des dédales d'images de synthèse toutes plus kitsch les unes que les autres. Il s'en va visiter ici un nouveau lieu de vacances paradisiaque artificiel sur une planète inconnue, qui change de la vie dans un palais antique, là un nouveau système de protection cybernétique qui lui promet la sérénité totale dans le monde de demain.

Puis au détour d'une maison tournante autonome, qui restitue la nuit l'énergie cinétique accumulée le jour, Séverin découvre enfin la mise à jour.

Les humains, abimés par la brutalité et la précarité du monde rouge qui met le monde à feu et à sang, vont chercher la sécurité dans le bleu.

Le bleu, n'a qu'une obsession, c'est l'ordre.

Le bleu n'a qu'une priorité : la discipline.

Le bleu n'a qu'une préoccupation, mettre en évidence une cause commune qui nous rassemble, nous unifie, nous transcende.

Le bleu va établir une structure autoritaire visant à canaliser l'expression anarchique de nos égos, pour la faire entrer en résonnance, et obtenir une énergie plus forte encore. 

Le bleu nous fait rentrer dans des cases. Chaque individu met de côté son identité, son unicité, au profit d'un rôle social, de son statut. Le résultat collectif nous galvanise, nous rend fiers et nous transcende, au point d'oublier son égo.

Les individus sont socialement identifiés par leur métier. Les métiers sont socialement identifiés par leur uniforme. Les uniformes sont distingués par des galons. 

Chacun devient le rouage, insignifiant mais indispensable, d'une organisation puissante qui va faire décoller la civilisation dans la mécanique industrielle.

En bleu, nous sommes animés par le devoir, et bridés par la culpabilité. Mais à trop se mettre au service de l'organisation, on oublie que l'organisation est un moyen, et non une fin. 

L'individu au service d'une organisation qui n'est pas au service de l'individu commence à souffrir. Il veut exister. Il se rebelle. Nostalgique du rouge.
Mais au chaos émotionnel du rouge, les lumières de l'esprit rationnel offrent à l'individu une perspective d'émancipation bien plus prometteuse.

Le bleu laisse place au orange.