jeudi 30 septembre 2021

Vieillesse de croisière (11)

Séverin garde ses lunettes et tarde à vouloir partager le canal. 
Elin est intriguée, et peut-être même contrariée.
- Tu es toujours autant impassible dans la vie ?
- Comment ça?
- Tu sembles indifférent à tout ce qui t'arrive, on a l'impression que tout est banal à tes yeux.. même notre histoire...
- Oui je sais on m'a toujours reproché de ne pas être assez expansif... J'ai souvent fait souffrir les autres à cause de mon attitude trop détachée, distante, voire absente ou insensible.. Pourtant non, je ne suis pas indifférent...
- Pas indifférent mais regarde, tu ne parles de nous à personne, aucun partage sur les réseaux, comme si tu avais honte de moi, comme si j'étais une amante illégitime, ou quelqu'un à côté de qui tu n'oses pas t'afficher !
- Ce n'est pas du tout ça, je te promets..
- Mais tu n'es pas heureux avec moi? Qu'est-ce qui t'empêche d'afficher ton bonheur?
- Je ne sais pas, une forme de pudeur...
- Mais ça vient d'où ? Tu crois que les autres vont être choqués en voyant des gens heureux? Tu sais, étaler partout son bonheur, ce n'est pas sale !
- Je ne sais pas, si les autres eux-mêmes ne sont pas heureux, je ne vois pas comment ils pourraient profiter de mon bonheur.. Mais bref, je ne sais pas pourquoi j'ai cette retenue.. Y a quelques années j'avais réussi à devenir plus expressif.. Exubérant presque.. Montrer son bonheur à travers sa réussite.. C'était même devenu addictif. Mais en fait j'étais en compétition permanente, je m'étais pris au jeu, je n'avais plus de limites.. Jusqu'à ce que je me rende compte combien être seul contre tous nous donnait l'impression d'être fort alors qu'en réalité on finissait juste de plus en plus seul. C'est ça qui a déclenché ma terrible défaillance, il m'a fallu énormément de temps pour m'en relever. Et je suis redevenu depuis l'enfant introverti que j'étais.
- Et tu n'as jamais affiché ton bonheur autrement que par esprit de compétition?
- Je ne crois pas. Ou bien par dépit amoureux, pour tenter de faire du mal à mon ex, pour lui prouver que je l'avais déjà oubliée, effacée, remplacée. Par pure méchanceté donc..
- Ou simplement par orgueil? Non?
- Peut-être oui. Mais ça, cette façon d'étaler son bonheur, je ne la trouve pas très clean...

mardi 28 septembre 2021

Vieillesse de croisière (10)

 - Alors, il raconte quoi maintenant ton publicitaire intégral? Il est sorti de sa caserne et il va se marier? Ou bien il t'annonce que tu es le gagnant d'un grand concours et que tu vas être invité sur tous les plateaux médiatiques?

- Il continue son récit. Il parle de son retour à la vie civile. De la façon dont il voit la population. C'est étrange. C'est tout beige.

- Tout beige???

- Oui regarde..

Retour dans la vie civile. 

J'observe mes contemporains à travers le prisme coloré de la spirale de Graves. 

La spirale de Graves, ce n'est pas une substance psychotrope, ni un gadget de réalité augmentée. Juste un bouquin, trop méconnu, qui a irrémédiablement changé mon regard. Au point de lui ajouter des couleurs de façon permanente.

En beige, je devine nos racines animales. Nos réflexes instinctifs. 

C'est quand nous évoluons, solitaires ou en troupeau, dans un environnement qui nous indiffère, mais auquel on consacre toute notre vigilance. Nous scrutons, nous détectons, nous interprétons, nous déduisons. Avant tout pour tirer notre épingle du jeu.
Le mimétisme est notre confort. C'est l'énergie anesthésiante qu'on ressent dans la foule, le confort qu'on ressent quand on se sent conforme dans le sillage de la mode ou à la pointe de la tendance. Mais toujours sur le qui-vive pour soi-même. C'est la satisfaction qu'on ressent quand on a évité le danger, déjoué le piège, flairé le bon coup, deviné un bon plan.
Profiter de l'élan des autres, surfer sur les vagues que la foule déclenche. C'est l'instinct du spéculateur.

Chacun est programmé pour sa propre survie, et chacun est en cela impressionnant.
Chacun est une créature magnifique, mais indifférenciée.
Anonyme, mais égocentrique.
A ce stade, il n'y a que moi et le reste de l'univers.
Mais je ne dis pas "je", car je ne connais pas ce mot. En beige, on ne parle de soi à personne, car on ne parle pas.
Les mots n'existent pas encore.
Je ne connais pas le "je", donc je ne suis pas conscient que je pense, ni que j'existe. Mais je commence à penser pour exister.

Et la longue, à force de coexistence parmi nos semblables, nos formes d'expression nous deviennent coutumiers. On les systématise, on les ritualise, on les codifie. On a inventé les mots, on construit un langage. Les paroles sont les étincelles déclenchées par les contacts entre nos solitudes.
On se sent moins seuls. Le beige devient violet.

lundi 27 septembre 2021

Vieillesse de croisière (9)

- Partirai-je en croisière avec Séverin ?
Elin partageait ses questionnements avec Luz.
- On ne sait pas si on partira ensemble, mais on sait déjà que ce ne sera pas dans l'espace. Trop de risques. Technologie pas maitrisée, ou en tous cas pas assez de garanties pour des gens comme nous. On préfère forcément le pôle. Est-ce que Séverin est le bon pour partir avec moi?
- Tu as encore le temps de te décider, ça ne fait pas très longtemps que vous êtes ensemble.
- Mais si, ça fait plus de trois semaines, on a déjà vécu tant de choses ensemble.. 
- De toutes façons, ça ne t'empêchera pas de profiter. Moi je partirai probablement seule, ce n'est pas si grave.
- Ce serait dommage, surtout pour le retour, tu imagines?
- On ne peut pas imaginer. C'est totalement inimaginable. Personne n'aurait pu imaginer. Nos parents ont connu l'impensable, et nous on est la génération qui aura vécu la parenthèse des croisières. Et on sera peut-être la dernière. 
- Non je ne pense pas. L'humanité ne disparaitra pas comme ça...  On est sortis du chaos, et avec ce nouveau programme planétaire tout semble sous contrôle. Et moi au retour je contribuerai à nous faire sortir de la parenthèse. Avec Séverin j'espère. Et toi j'espère que tu trouveras ton Séverin pour la croisière. 

Luz était très pessimiste. Elle n'était pas vraiment impatiente de partir, et encore moins de revenir, elle voyait cela comme un cauchemar. Mais elle ne voulait pas discuter de tout cela avec Elin.


De son côté, Séverin était entièrement absorbé. Le contenu de ses publicités s'était partout mis à jour.

vendredi 24 septembre 2021

Vieillesse de croisière (8)

Pourquoi Elin mendiait-elle un compliment de la part de Séverin... elle qui en recevait si fréquemment de la part des uns ou des autres, au point qu'elle n'en percevait plus la saveur?
C'était paradoxalement ce qui l'avait séduit chez Séverin : il ne s'intéressait pas à elle. Il semblait indifférent. C'était en fait plutôt rare. En général, dès qu'elle remarquait un garçon qui pouvait potentiellement l'attirer, celui-ci immédiatement le ressentait et se transformait aussitôt en banal courtisan. Et tout devenait pour elle beaucoup plus fade, quand ça ne la ramenait pas même à sa condition de "proie" pour les prédateurs masculins.

Elin plaisait. Elle ne vivait donc pas sur la même planète que sa copine Luz, même si elle partageait le même quotidien, et les mêmes fréquentations. C'est ainsi, selon que tu plais ou que tu plais pas, dans une situation donnée, il y a des portes qui s'ouvrent ou qui se ferment, des visages qui s'ouvrent ou qui se ferment, des oreilles qui s'ouvrent ou qui se ferment, des regards qui se détournent, ou se détournent, mais pas dans la même direction.
Luz le constatait, mais ne s'en plaignait pas. Elle voyait bien qu'Elin ne s'en rendait pas compte, et évoquait des problèmes qui n'étaient pas les siens.
"Comment prendre plaisir à manger, si on ne te laisse jamais le temps d'avoir faim?" disait Elin pour exprimer sa lassitude des garçons.
Luz, elle, n'était pas séduisante. Et les hommes, s'ils s'intéressaient à elle, ne songeaient même pas à vouloir la séduire pour coucher avec elle. Luz ne revendiquait pas le droit au plaisir sexuel, mais si déjà elle pouvait mendier une affection sincère et respectueuse, elle en aurait été heureuse. Hélas pour connaitre cela elle devait passer par la case sexe, elle devait faire de gros efforts pour réprimer un profond sentiment d'injustice, au point d'en devenir insensible.


Elin ne percevait pas cela. Ou bien ne voulait pas le voir.
Elle parlait à Luz sans retenue de ses aventures avec les garçons.
Oui, elle aimait avoir l'initiative. Le défi la stimulait.


C'est complexe, le désir.
Elle s'amusait du cliché.
Les hommes désirent spontanément, et courent désespérément après une partenaire qui leur permettrait d'avoir du plaisir. 
Pour une femme telle qu'Elin, trouver un homme qui lui donnerait du plaisir n'était à priori pas compliqué. Mais elle en cherchait un qui pouvait lui donner du désir.
Était-ce cela, le sentiment amoureux? Peut-être. C'était en tous cas ce qu'elle vivait avec Séverin.


Pourquoi alors vouloir obtenir de lui des compliments? La séduction est-elle un instinct de compétition narcissique qui nous pousserait à relever des défis chaque fois un peu plus compliqué ?
Séverin lui semblait être un défi sur lequel elle se cassait les dents.

mercredi 22 septembre 2021

Vieillesse de croisière (7)

Séverin n'était pas lucide, ou ne voulait pas l'être?
Oui il était amoureux d'Elin, mais ne voulait rien en conclure. Il avait l'impression que tout cela consistait surtout à partager la phase d'effervescence chimique qui conduit à cet état temporaire bien connu, fait d'insouciance, de confiance, d'ivresse. Il n'était pas sûr que cela puisse aller plus loin. Comme s'ils partageaient un bout de route ensemble après une rencontre improbable, mais que leur destination n'était pas la même. Même si au fond de lui, il espérait se tromper. Pour Elin, il semblait que c'était la même chose, elle répétait à tout va qu'elle voulait profiter intensément du temps présent. Pourtant c'est elle qui avait fait le plus d'allusion à perspective de la croisière.

Pourquoi s'être mis en couple avec Elin, alors qu'il s'était juré de ne plus chercher à plaire des personnes si attirantes et convoitées qu'on ne peut les approcher sans jouer le jeu de la compétition sociale ? Séverin était un peu en hibernation sociale lorsque sa route avait croisé celle d'Elin. Ce qui l'avait attiré chez elle, c'est d'une part qu'elle avait fait attention à lui sans qu'il n'ait eu à se mettre en avant. Et d'autre part sa capacité à vivre à fond le moment présent, d'une façon plus joyeuse que la plupart des autres. Cette forme d'énergie il en avait bien besoin, il était conscient que c'était quelque chose qu'il n'avait pas vraiment développé.
Peut-être la joie était pour lui une émotion indécente; car trop rare, ou trop mal partagée. Ou inappropriée dans le contexte de la grande fuite en avant. Il était devenu trop pudique, il avait peur du jugement des autres, et il voulait réapprendre à dépasser sa pudeur.

Lui, le libre-penseur auto-proclamé, était-il en fait prisonnier du regard des autres?

Il s'en pensait libéré, depuis sa grande défaillance, trois ans auparavant. Mais finalement qu'on soit exubérant, pour tenter d'exister aux yeux des autres, ou introverti et pudique, pour ne pas s'imposer aux autres, n'est-ce pas deux façons extrêmes de se soumettre au regard des autres ?
Séverin était subitement passé de l'obsession compétitrice démonstrative, au camouflage le plus discret. Cela n'y changeait rien. Il lui restait à apprendre à se voir lui-même avec son propre regard, et non plus celui des autres. Ne serait-ce que pour réussir à répondre plus spontanément quand on le questionnait sur ses ressentis.

lundi 20 septembre 2021

Vieillesse de croisière (6)

- Elin, sais-tu qu'avant, "prendre son temps" ça voulait dire "aller lentement"?
- Ah oui, donc, en gros, prendre son temps, en fait c'était le perdre !
- Oui mais à l'époque on ne prenait pas de chronodilatateurs, et surtout, le temps était beaucoup plus abondant, on n'avait pas besoin de l'intensifier. Donc on le prenait, tel qu'il est..
- Ben oui, je sais, avant la révolution accélérationniste, je ne suis pas complètement inculte, tu sais... Mais quand même, on a toujours été mortel, donc même quand on avait une espérance de 80 ans, notre temps était compté.. c'était gâché de ne pas chercher à en tirer le meilleur..
- On n'en ressentait pas le besoin.. Tout est relatif...Un verre d'eau douce n'a pas la même valeur selon que tu es au beau milieu du désert ou dans les rizières inondées.. Dommage qu'on ait tout transformé en désert..
- Ah ça faisait longtemps. Merci Monsieur le Philosophe
- Ben moi les images, ça me parle..
- Ne change rien, tu sais bien que c'est ça qui m'a séduit chez toi.
- Oui je sais bien que ce n'est pas pour mon physique.
- Arrête de te rabaisser, profite du compliment. Tu vois bien que c'est un compliment !
- Il parait.
- Et toi, tu ne me fais jamais de compliments ! Pourquoi m'as-tu choisie?
- Quelle question... Avais-je le choix? Tu as déjà tout pour toi. Tout le monde te porte déjà aux nues. Te faire un compliment, ce serait comme vouloir t'offrir un arrosoir d'eau alors que tu es la plante la plus florissante de la rizière inondée.
- T'es vraiment romantique quand tu t'y mets, sage botaniste chinois.. Mais sérieusement, qu'est-ce que je t'apporte?
- Je ne sais pas. C'est difficile à décrire. Faut que je réfléchisse..
- Eh ben, merci pour ta spontanéité.. Alors je ne sais pas si tu manques d'imagination ou de sincérité, mais tu n'as pas tout à fait tort, dans la rizière ce n'est pas d'eau dont j'ai besoin, mais de soleil. Et toi tu m'éclaires.
Bon, pour les compliments en revanche, je repasserai...
Mais sérieusement dis-moi, à part du plaisir sexuel et de la fierté d'avoir au bras un agréable faire-valoir social, est-ce que je t'apporte vraiment quelque chose ?

dimanche 19 septembre 2021

Vieillesse de croisière (5)

- Donc si on récapitule on a un démarrage de biographie d’un inconnu qui vient s’insérer discrètement dans tes encarts publicitaires. Il semble assez politisé, et parle d’un projet de roman dans sa jeunesse, une sorte de bannissement numérique, qui pourrait ressembler à l’histoire qu’il t’invite à vivre. C’est ça ?
Tu as bien vérifié si tu as toujours accès à tes comptes?
- Oui tout est normal. J’ai fait rediagnostiquer tous mes appareils, aucune corruption matérielle ou logicielle n’est remontée.
D’après les plateformes c’est juste un annonceur qui réussit à déterminer les critères de ciblage de ses publicités pour qu’elles tombent toujours sur moi, et peut-être même uniquement sur moi. Ce qui représente une coïncidence peu crédible. Je ne crois pas vraiment au hasard, là.
- Quelqu’un qui t’a croisé dans le passé, ou bien un ciblage de profil auquel tu réponds parfaitement ?
Il y a vraiment de quoi être un peu parano.. je doute pas de toi, hein.. mais c’est déstabilisant.. Et sur l'ensemble de tout l'Internet, c'est sur toi que ça tombe.. 
Dans ton parcours publié, c'est un peu flou, tes trois dernières années. Je sais que tu ne te sens pas à l'aise dans l'accélération, et bien souvent tu sembles être dans ton monde, comme si tu voulais être ailleurs.. Peut-être est-ce toi qui t'envoies ces textes, peut-être est-ce toi qui t'inventes tes histoires?
- Non Ellin, je t'en prie, fais moi confiance..
- Excuse moi.. tu as raison, ça me perturbe un peu cette histoire. J'ai pris un peu trop de chronozoom je crois, mes pensées partent dans tous les sens...
- On pourrait peut-être réduire le chronozoom jusqu'à ce soir, se laisser ralentir doucement, essayer de se reposer...
- Non, tu sais bien que c'est trop difficile pour moi.. je me mets à bouillonner, je ne tiens plus en place, j'ai besoin d'immersion, pas de temps-morts,  j'ai l'impression d'étouffer quand il ne se passe plus rien autour de moi...

mercredi 15 septembre 2021

Vieillesse de croisière (4)

Cela se passe dans un régiment du sud de la France.
Un jeune homme introverti accepte de jouer à la guerre et de se conformer à tous les rites de virilité perpétués depuis l'Indochine. Entouré de jeunes de différentes origines, il interprète en marchant au pas des chants militaires issus des guerres coloniales. 
Les jeunes d'origine étrangère viennent essentiellement de banlieue, ils sont là pour s'engager. Des fils d'ambassadeurs aussi, qui passeront par des écoles d'officiers. 
Avec cette nouvelle armée de métier, toutes ces nouvelles recrues iront dans les zones du monde où la France aura besoin de sécuriser ses intérêts économiques, bien souvent ses approvisionnement en pétrole. Ou bien dans sa zone d'influence, l'ancien empire colonial.
Les autres viennent des quatre coins de France. Ils ont fini leurs études et font leur service chez les paras, pour faire plaisir à leur père en servant dignement leur pays. Mais elle est loin la ligne Maginot et la défense de la patrie martyrisée, de la Nation assaillie. La Conscription disparait, chacun devient à sa façon un mercenaire dans la guerre économique.

Le narrateur,  idéaliste pacifico-écologiste paumé, lui, s'est retrouvé là un peu malgré lui, par négligence, mais sans doute aussi par une fascination inconsciente... Non pas pour la sensation d'être éjecté d'un Transall en plein vol avec un parachute sur le dos, mais pour l'opportunité explorer ce monde archaïque en pleine mutation. 
Récent lecteur d'Orwell, il voyait la globalisation planétaire unifier le monde sous le joug d'un pouvoir financier invisible. Et là il découvre dans l'organisation militaire la force de l'embrigadement collectif qui le replonge dans 1984.
Dehors le monde continue à se transformer à vue d'oeil. La guerre est une idée ringarde. Un truc de musée. Le grand écart est saisissant, mais le jeune soldat a le sentiment que tout risque hélas de reconverger un jour.


Le soir dans le dortoir il commence à écrire le début d'un bouquin.
Une nouvelle version de 1984, réactualisée, mais pas en 1998. Sans doute 40 ans plus tard encore. 2038 ? Pas forcément, il cherche encore le titre. Et le dénouement, il hésite.
En tous cas le début de l'histoire est limpide. Cela parle de généralisation d'Internet qui va s'immiscer dans tous les recoins de nos activités sociales, qui va envelopper chacun de nous au point de rendre les interactions physiques directes et la promiscuité spatiale marginales. Internet, qui sera notre interface principale avec notre environnement, notre deuxième rétine à travers laquelle on verra le monde. Et qui permettra à nos organisations de contrôler toutes les interactions sociales, au point de vitrifier toute forme de liberté.


Facebook n'a pas encore été inventé, mais le jeune soldat dans son dortoir explore déjà la détresse de celui qui en 2028, perdra l'accès à son compte "Clarté", et par là même, son profil public. Il verra se volatiliser son pedigree numérique, patiemment construit, valorisé par ses pairs à 4 étoiles, qui permettait à n'importe qui de l'évaluer avant d'entrer en relation avec lui. 
Exclusion qui l'écarte de toute activité économique et menace ses moyens de subsistance. Il n'a plus accès à ses avoirs bancaires et ne sait pas ce qu'ils sont devenus. Il ne sait pas vers qui il peut entrer en contact pour chercher de l'aide. Il est subitement plongé dans la clandestinité, la précarité matérielle, l'isolement social, qui le transforme en paria numérique. Interdit d'immersion numérique, le voilà qui dérive à la surface, dépouillé de son identité.
Le scénario tâtonne. Le mystère plane sur la cause de cet "enlèvement virtuel". Un simple pirate, maitre-chanteur qui le réhabilitera contre rançon? Ou une organisation subversive qui cherche à recruter des combattants en les plongeant dans la clandestinité pour les embrigader contre le système ? Peut-être une sorte de chaine de la lucidité secrète, qui vient extraire des âmes innocentes du troupeau lobotomisé pour faire vivre la flamme d'une communauté humaine un jour émancipée? Non, le scénario qui tient la corde, c'est le fardeau de la culpabilité qui se déploie instantanément en nous quand on se sent en proie à une véritable malédiction, et que notre esprit rationnel réussira toujours à justifier.
Après tout, la façon la plus simple de manipuler quelqu'un, n'est-ce pas de le faire culpabiliser?


Le jeune soldat rêveur a une imagination débordante. Mais ce n'est pas un écrivain très efficace. Son scénario patauge. Avec une telle inspiration, il aurait pu devenir Mark Zuckerberg avant l'heure, ou scénariste d'une série dystopique pour Netflix 20 ans plus tard. Mais il lui manquera, selon ses dires, une petite dose de volonté, ou d'énergie, pour aller au bout de son intuition.


Septembre 1999. Dehors, le monde libre l'attend. Avec son manuscrit inachevé, il va laisser derrière lui ses collègues signer leurs contrats d'engagement, en charge du rayonnement de la grandeur du pays aux quatre coins du monde.
Il retrouve le monde civil. Le monde que l'OMC est en train de réorganiser.

Le monde n'est pas une marchandise, un autre monde est possible. Il va retrouver ses copains qui ont réussi à obtenir la requalification médiatique plus honorable. Ils ne sont plus "antimondialistes", mais "altermondialistes". Mais ils resteront anecdotiques dans l'Histoire.
La géopolitique est une gigantesque partie d'échecs qui dépasse les individus.

Organisation Mondiale du Commerce, Organisation Commerciale du Monde.
La World Trade Organization est en train de mettre au pas tous les Etats-Nations, même ceux de l'Occident.
Deux ans plus tard, elle perdra ses tours. Mais pas la partie.


Grace au VAVS, Ellin et Séverin ont suivi cette étrange rétrospective historique. Mais le mystère de cette histoire et de son auteur ne s'éclaircit pas vraiment.

mardi 14 septembre 2021

Vieillesse de croisière (3)

"Cher Monsieur,

après étude attentive de votre demande, nous vous confirmons que le commanditaire des encarts publicitaires désignés n'a pas outrepassé les conditions générales d'utilisation.
Par ailleurs, conformément au décret de loi du 12/06/2026 relative à la protection juridique des annonceurs, nous ne sommes pas tenus de divulguer d'autres informations que celles déjà publiées sur les encarts.
La publicité ciblée est un principe de fonctionnement standard des plateformes sociales, nous vous rappelons qu'il est bien entendu possible de désactiver cette option dans votre usage du réseau InTimeAcy, en renonçant aux fonctionnalités Premium. 

Nous restons à votre disposition.." ....Blablabla...

Les 2 autres plateformes lui avaient délivré une réponse sensiblement identique.
Séverin n'était pas spécialement inquiet, mais sa curiosité était fortement attisée. Si c'était une opération marketing originale, il semblait en être le seul bénéficiaire, aucune autre trace de témoignage sur toute la toile.
Et surtout c'était le contenu du message qui le déroutait.
Il finit par en parler à Ellin, qui commençait à s'inquiéter de le sentir un peu préoccupé sans raisons apparentes.
- Depuis plusieurs jours, j'ai des phénomènes étranges dans les pubs qui s'affichent partout. Quelle que soit la marque, quelle que soit la thématique de l'annonce, toutes me mènent à de drôles de textes. 3 textes qui se suivent et semblent vouloir me raconter une histoire. Comme le début d'un vieux bouquin. Ca aurait pu passer inaperçu, fondu dans les pubs, j'aurais pu ne pas m'en rendre compte, mais je suis tombé dessus par hasard, et depuis je vois ça partout, quels que soient les appareils, c'est un peu flippant. Tu n'as pas ça toi?
Séverin lui transmit ses captures.
- Ah oui c'est plutôt assez flippant.. C'est pas du piratage? Moi j'ai rien remarqué de tel chez moi. Où tu as eu ça ?
- Regarde, une pub pour une croisière, et tac le lien vers le texte. Une pub pour du rétro-tourisme, paf, ici. Une pub pour une cellule de survie, une pub pour des cachets.. A chaque fois on retombe là dessus. J'ai cherché partout, posé des questions sur les forums, personne n'a jamais vu ça. Et quand j'interroge les différents sites, ils n'y voient rien d'anormal, tout le monde botte en touche.
- Ou bien c'est eux qui se sont fait pirater? Tu risques pas de te faire rançonner?
- Apparemment, non. Tout semble intact sur mes comptes et mes appareils. Les seuls composants qui incriminés, ce sont les algorithmes publicitaires de leurs plateformes. Tu sais, ceux qui choisissent pour nous les publicités qui s'affichent.
- Ben non, de mon côté tout fonctionne normalement. T'es le seul à avoir ça? C'est pas possible, t'as fait quoi? Y a qui derrière?
- Aucune idée, sincèrement. De toutes façons je n'ai rien à craindre, rien à me reprocher, je vois pas ce qu'il pourrait obtenir. Mais le plus curieux dans tout ça c'est le contenu du message. C'est pas du tout habituel. On dirait le début d'une biographie d'un inconnu. C'est complètement surréaliste.
- Tu peux m'envoyer ce texte ?
- Je te préviens c'est très long. Incompréhensible, vraiment.
- Montre-moi !

Séverin lui poussa le texte et aussitôt Ellin commença à lire.

On est en 1998.
Je suis en train de vivre dans un coin du bloc occidental, cette construction du XXè siècle qui lorgne déjà depuis 40 ans vers le XXIè siècle pour oublier l'abime de l'Histoire, et qui voit dans le troisième millénaire un nouveau continent immense sur lequel l'humanité
  .
Internet vient de naitre, et toute mon enfance a été bercée par l'espérance de l'entrée dans l'an 2000 comme si on allait atteindre l'apogée de la civilisation techno-industrielle. Une ère magique, de prospérité et d'harmonie, ayant tiré les leçons de toutes les erreurs du passé.

Auréolé d'un diplome valorisant, je vais entrer dans la vie active. 
Mais pas tout à fait directement. Je dois effectuer un détour.
Aspiré dans une parenthèse du passé, retenu quelques mois dans un monde archaïque. .

- Ah oui en effet.. c'est quoi cette histoire ?? J'y comprends rien. Passe-moi tout je vais la convertir en VAVS.
Séverin marqua un temps d'arrêt.
- Mais ça vaut pas le coup, ce n'est pas si long ! Tu te rends compte qu'en VAVS tu laisses les algorithmes décider à ta place ?? C'est toute la puissance des mots écrits que de te donner la liberté d'imaginer ! Le déferlement d'images de synthèse te fait court-circuiter ton imagination.. ça rajoute tellement de distorsion par rapport à ce qu'a exprimé l'auteur. Et apparemment la suite arrivera plus tard. A quoi ça rime de compiler un VAVS si tu n'a pas l'histoire entière ?
- Ah oui mais là c'est un récit historique. Pas besoin d'imaginer, c'est mieux de reconstituer avec le registre officiel. Ca va beaucoup m'instruire.

Le VAVS démarra. Séverin remis ses Ellera et accepta de l'accompagner dans la projection.

vendredi 10 septembre 2021

Vieillesse de croisière (2)

Séverin trainait un peu les pieds, Ellin eut envie de le secouer.

- La vie est de plus en plus courte, on n'a pas le temps de le laisser passer sans le remplir !
- Mais le remplir de quoi?
- Ben de tout, il faut profiter ! Profiter de tout, on a le choix.. On va pas gaspiller notre liberté à ne rien faire !
- On passe notre temps à célébrer la liberté et à bâtir des prisons.
- Qu'est-ce que tu racontes ? T'en vois où des prisons ?
- Une prison, ça n'a pas forcément besoin de murs et de barreaux pour exister. Une prison, c'est quand tu voudrais être ailleurs mais que tu ne peux pas. La vie est remplie de prisons invisibles, immatérielles, inconscientes.
- Ben non justement, avec nos Ellera, il n'y a plus de prison, on peut être n'importe où n'importe quand. Les Ellera, ça traverse les murs des prisons.
- A moins que les Ellera soient devenues nos nouvelles prisons.
- Oui bon ça va, c'est vrai que c'est addictif, ces foutues lunettes, mais ne me dis pas que c'est mieux sans. Quand on ne les a pas, on est un peu prisonnier du lieu où on se trouve, s'en évader prend un temps fou. Un déplacement physique est tellement plus laborieux, énergivore et chronophage qu'un déplacement virtuel. Avec les Ellera, on n'est plus prisonnier d'un seul endroit.
- Oui, mais cette pression qu'on se met à ne pas rester en place, à ne pas s'attacher à un endroit, c'est oppressant.. Je ressens comme une captivité dans le mouvement perpétuel...
- Houla, tu n'as pas un peu trop forcé sur les chronozoom?
- Et puis de toutes façons un « endroit », ce n'est pas forcément un lieu géographique. Cela peut être aussi un état émotionnel, une situation relationnelle. On peut être emprisonné par sa loyauté, par ses engagements...
- Tu te sens en prison avec moi??
- Mais non, je n'ai jamais dit cela, tu interprètes mal, je..

Séverin avait l'esprit embrouillé, il se tut.
Ellin inquiète nota que c'était un premier accrochage verbal qui arrivait beaucoup trop vite dans la trajectoire de leur histoire, ce qui n'augurait rien de bon. Cela justifiait un redoublement d'énergie pour rectifier cela.

mercredi 8 septembre 2021

Vieillesse de croisière (1)

Elin hésite. Et ça l'interpelle. Elle enlaçe finalement Séverin. 
C'est peut être la première fois que son élan n'est pas spontané, mais entre le mouvement vigoureux de ce qui pourrait presque devenir une habitude, et l'envie inconsciente d'alimenter le moteur pour maintenir la dynamique, l'entrain reste bien présent, et aucun observateur n'aurait pu déceler ce petit temps d'arrêt.

Auraient-ils tous deux mis un pied dans le périmètre de la routine?
Ellin, hypersensible sur ces signaux faibles, ne put s'empêcher de détecter cela.
Séverin lui, n'y prêtait guère attention. De toutes façons, il a toujours l'air un peu ailleurs, même quand il est présent, attentif et hypersensible à sa façon.


Deux jours plus tard, ils prirent ensemble une dernière dose de chronozoom. Pour la soirée. Lunettes Ellera, immersion longue... Scénario surprise.. Du bon temps, mais pour la première fois, sans s'envoyer en l'air au bout du compte.
Comme s'ils avaient atteint leur vitesse de croisière. Ellin le nota. Séverin dormait déjà.
C'était bien le premier pallier de la routine.


Ellin craignait les temps morts. Elle se tenait prête, guetter un sursaut de Séverin, ou augmenter les doses.