mercredi 13 octobre 2021

Vieillesse de croisière (17)

 - La noirceur de Séverin déteint sur toi, je te trouve plus sombre, moins vivante. Comme s'il te communiquait ses doutes. Toi qui étais si sûre de toi.
- Ah bon?
- Oui toi qui étais si extravertie, tu n'es plus que l'ombre de toi même, comme on dit dans ces cas là !
- Tu exagères !
- A peine. Regarde tes interactions sociales, c'est factuel.

Les yeux d'Elin s'embuèrent. Oui les chiffres ne trompent pas.

- Je suis peut-être amoureuse, mais ce n'est pas très agréable. J'ai l'impression d'être dans une salle d'attente, sans savoir ce que j'attends.
- Je pense comprendre ce que tu vis. Même si moi je n'ai jamais eu l'occasion de le vivre. Je crois que je le ressens pour toi..

Luz n'insista pas. Elle laissa Elin tranquille. Elle aurait pu ironiser sur le fait que leurs stats pourraient finir par se croiser à ce rythme, mais elle avait senti que ça aurait inutilement blessé Elin.

Luz et Elin avaient beau être les plus proches copines, confidentes, traverser les mêmes décors du quotidien, côtoyer les mêmes personnages, elles n'étaient pas interchangeables. 

Pour autant il était plus facile pour l'une de se mettre à la place de l'autre.
Luz était bien mieux placée pour se mettre à la place d'Elin, que l'inverse.
Souvent en retrait des interactions sociales, Luz avait développé d'incroyables facultés d'observations.

"Celui qui a toujours eu le vent dans le dos ne peut pas ressentir le vent, il ne peut pas percevoir son influence tant qu'il ne l'a pas eu une fois de face."
Cycliste du quotidien, Luz est convaincue que le cerveau humain est programmé pour ne pas percevoir le vent quand il est dans son dos.

Dans sa vie sociale, Luz avait toujours eu le vent de face. Elin l'avait dans le dos. Luz pouvait le voir. Elin, non.

Tel est le paradoxe de la vie sociale. Tous semblables, tous équivalents, mais tous si différents, avec des difficultés de parcours si hétérogènes.
Luz observait sans cesse. Elle n'avait son pareil pour détecter les moindres handicaps sociaux autour d'elle.

Revenait sans cesse à ses yeux celui de la condition féminine, toujours omniprésent, malgré des décennies de dénonciations, de prises de conscience, et de déclarations rassurantes. Luz ne se faisait pas d'illusions avec la domination masculine. Tant que cette domination existerait, la gente masculine resterait mécaniquement dans l'incapacité de savoir que cette domination existe. L'indétectabilité du vent dans le dos.
Le cercle vicieux était bien installé. Luz n'avait plus d'espoir de voir cela changer, et elle se désintéressait des hommes. Ils semblaient tant étrangers à sa réalité à elle.

Le piège du vent favorable. C'est là, la grande faiblesse des classes dominantes. Elles n'ont pas conscience de leurs privilèges, et sont pourtant anéanties à l'idée de les perdre. Elles ont plus à perdre que ceux qui n'ont rien, et elles consacrent une énergie toujours plus grande à tenter de maintenir les inégalités qui rendent leur vie si stressante. 

Quand les puissants sont tétanisés par leur prochain, par les petites gens, au lieu de leur ouvrir les portes, alors ils s'enfoncent dans la méfiance et nous entrainent dans leur sillage.. Quand, au lieu de rayonner dans la générosité et l'ouverture, les classes dominantes s'emmurent, s'enferment dans des forteresses, se réfugient dans des bulles de paranoïa vidéosurveillées, les poches pleines de clés, le cerveau plein de mots de passe, alors la dissociété se substitue à la société.

Oui Luz était radicale. Elle voyait dans l'embourgeoisement un processus dégénératif, la principale cause de l'atrophie de l'humanité

Pour Luz c'est ce phénomène qui nous avait conduit à la grande tragédie humaine, à la décivilisation. 

"Plutôt mourir que changer", "Plutôt disparaitre que s'adapter". Voilà les slogans inconscients qui avaient mobilisé les foules dans les années précédent l'effondrement. Une mobilisation pour l'immobilisme. Le déni, principal symptôme de notre dépendance à la routine, de nos addictions au confort matériel anesthésiant. 

Luz avait perdu la foi dans pas mal de chose, mais n'avait qu'une certitude : son indépendance, sa résistance à toute forme d'addiction était la clé de sa liberté.

Et de sa lucidité.

Alors oui, Luz était assez lucide pour comprendre ce que vivait Elin. Et encore plus pour comprendre ce que ressentait Séverin.

Luz voyait Séverin comme un jeune misanthrope malgré lui. Elle aimait bien son authenticité, intégrité malgré ses penchants un peu intégristes. Elle ressentait, comme lui, une immense déception vis à vis des comportements humains. Sans doute un peu trop idéaliste, comme lui.

Et si aux yeux de Luz, Séverin ressemblait à Alceste, Elin, elle, ressemblait forcément un peu à Célimène. La fraicheur et le pouvoir de séduction de Célimène, mais sans la légèreté. Une Célimène en mode économie d'énergie. Comme si Elin ne voulait pas que son insouciance naturelle revienne au galop.
Economie ou anxiété? Le doute qui précède les choix majeurs? La croisière sera-elle à la hauteur du sacrifice consenti?

1 commentaire:

  1. "Et si vraiment Dieu existait,
    IL FAUDRAIT S'EN DÉBARRASSER!"
    (Bakounine par Leo Ferré-Il n'y a plus rien)
    - Tous #GiletsJaunes + Fuck le Système
    - Rendez l'argent
    - 1312
    - Épitoussa

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