Une eau pure et limpide s'écoule doucement dans un doux clapotis et cette contemplation m'hypnotise.
- "Papa il est sur la lune" s'exclame mon gamin.
- "Dans la lune" rectifie mon ainée.
- "Tu reviens avec nous?" me demande leur mère.
- "Oh je n'étais pas parti !" les rassure-je, tant bien que mal.
A vrai dire j'étais en train de me dire que décidément, c'est triste, de devoir filtrer l'eau pour la boire avec cette carafe bizarre, alors que quand j'étais gamin, on buvait au robinet sans se poser de question. C'est triste de se dire qu'on ne sait plus récupérer d'eau potable depuis nos nappes phréatiques... Avant il fallait se protéger des menaces de la nature, maintenant ce sont celles de l'homme qui nous imposent le plus de vigilance...
Mais oui, reviens parmi les tiens, père indigne.
- "Tiens-toi bien, nettoie tes doigts, et finis ta côte de porc, on n'est pas des cochons quand même !" assène-je à mon second, qui récupère dans mon courroux un supplément gratuit d'irritation, gracieusement offert par la conscience de cette présence résiduelle de nitrates, pesticides et chlore dans mon verre d'eau.
- "Papa, si on serait des cochons et qu'on mange des côtes de porc, on serait des cannibales !" remarque mon ainée, toujours à l'affût des subtilités de ce genre.
- "C'est pas faux" rétorqué-je, préférant dans la foulée préciser le bon usage du conditionnel, avec les si qui font pas des ré, plutôt que d'avouer que la condition est sans doute déjà vérifiée et que le présent de l'indicatif convient très bien.
Oui, avec la nourriture qui est utilisée dans l'élevage industriel, même si sur le papier on a banni l'utilisation des farines animales, on cherche quand même à donner une alimentation très protéinée qui pourrait définitivement faire basculer le porc dans la catégorie des carnivores. Bien malin qui pourrait affirmer que ces protéines n'ont jamais été un moment ou l'autre d'origine porcine...
Et qu'est-ce qui nous distingue des cochons finalement? On mange la même chose, on a les mêmes maladies, on prends les mêmes médocs, et on se comporte à peu près pareil. On consomme tout ce qui passe et on vit au milieu de nos déchets. En mangeant du porc, on mange donc un peu nos congénères !
Je décide d'enchaîner et déplacer la discussion vers un registre un peu plus culinaire et instructif pour mes enfants. La cuisson de la viande de porc. Voilà un bon sujet éducatif.
Je vais simplement expliquer que depuis la nuit des temps, on fait cuire à fond la viande de porc, car comme ils mangent un peu comme nous, on a à peu près les mêmes microbes, alors il faut être bien sûr aussi de bien faire cuire les microbes aussi, pour ne pas que ce soit eux, les microbes, qui nous mangent.
Le boeuf, lui, mange de l'herbe bien verte et on peut donc le manger bien rouge. C'est logique.
Le cochon , c'est rose. Mais il ne faut pas le manger rose. Il faut le manger bien cuit.
Oui mais papa, le jambon cuit, c'est rose !
Bon ok, mauvais exemple, ma fille. Ça, c'est à cause des colorants.
Non, le porc, c'est bien cuit, disais-je sinon ça peut nous rendre malade.
Encore que.
En théorie il y a belle lurette qu'il n'y a plus de
trichine dans le porc.
Mais justement. On peut tomber malade parce que maintenant dans le porc on y trouve trop de
médicaments.
Alors il est impératif de bien le faire cuire, histoire de se donner le maximum de chance de dégrader les molécules d'antibiotiques et autres potions miracles,
même données à bon escient, dont les éleveurs sont friands pour assurer les meilleurs rendements. Finalement, les causes varient, mais les traditions persistent.
Drôle de monde, où nous voilà en train de sombrer à nouveau dans les mêmes angoisses, les mêmes paranoïa, les mêmes superstitions que nos ancêtres.
Je lis ce jour que d'étranges candides éclairés autoproclamés
s'en étonnent... Oubliant étrangement que la vraie main invisible qui a nous a conduit à cette psychose est
celle qui a été délibérément et ouvertement célébrée par nos puissants depuis trois décennies pour justifier la "mondialisation", cette grande kermesse dédiée au culte du profit individuel et à l'irresponsabilité collective, qui a laissé la place du village mondial dans un sale état. Et un climat de suspicion généralisée.
Mes enfants, vous débarquez parmi nous en plein crépuscule de la société de consommation.
Pour masquer nos peurs, nous entretenons le déni. Pas besoin de tout remettre en cause, nous sommes suffisamment malins pour trouver des solutions à tout.
Et tandis que nous ne nous savons plus trop que faire de nos déchets, nous nous prenons à rêver d'une sorte d'utopie porcine. Oui nos déchets sont parmi nous et la
tentation est grande de s'en nourrir en espérant les éliminer. Et ne plus y penser.
Et de me souvenir qu'il y a plus de 10 ans maintenant, un
prophète singulier nous l'avait annoncé, avant de s'éclipser, pour ne pas laisser au cancer le soin de le faire.
Mes enfants, mangez bien pour bien grandir et soyez prudents, la déliquescence qui n'en finit plus de finir va vous compliquer la tâche. Tout est à réinventer, et la partie de chamboule-tout risque d'être interminable...