En partant se coucher, à travers les nuées de satellites, elle aperçut quelques étoiles, et leur lumière infime. Cette énergie qui arrivait, intacte, du fin fond du passé.
Le seul endroit où on pouvait regarder le passé intact, sans filtre, c'est dans des fragments de ciel, la nuit.
Et là, comme en écho, elle voyait son temps à elle s'échapper, repartir en rayonnant dans la nuit noire, vers le reste de l'univers.
Les effets du chronozoom commençaient à se dissiper.
Le temps se mit à s'écouler de plus en plus vite, elle s'en rendait compte en ressentant un peu plus le vent, et en constatant que les nuages glissaient dans le ciel. Et les mèches spatiales aussi. Tous ces drôles de débris de satellites, se désintégrant en rentrant dans l'atmosphère.
A vitesse réelle ils redevenaient aussi furtifs que des étoiles filantes.
Le chronozoom s'était vraiment estompé.
Ce n'était pas plus mal. Il y a des moments qu'on ne veut pas voir s'éterniser. Si elle avait réussi à apprécier le début de la fête, elle avait commencé à se lasser avant les autres. Et malgré tout ce qu'on pouvait raconter, le chronozoom pompait quand même énormément nos ressources.
Mais ses pensées résistaient.
Comme magnétisées par les habituelles questions existentielles. Et les dilemmes de toute une génération.
Ses connaissances érudites en histoire lui donnait un recul que d'autres, simplement nourris des discours officiels, n'avaient pas. Elle était probablement plus lucide, donc à la fois plus pessimiste, et en même temps peut être plus optimiste à long terme. Car l'histoire éclairait la fragilité des sociétés humaines, et en même temps enseignait la patience.
La révolution industrielle avait amorcé une dette qui s'amplifiait de génération en génération. On prélevait des ressources, on rejetait des déchets. Le continent américain avait permis le délestage de l'Europe.
Les bulles économiques explosaient de plus en plus violemment, mais rien n'arrêtait cette machine.
Il n'y a pas eu de nouveau continent comme terrain de jeux de la fuite en avant. Ou du moins il ne fut pas un territoire géographique. Les tentatives pour coloniser l'espace étaient laborieuses, marginales, et un peu vaines. La seule dimension qui n'avait pas encore de limite connue, c'était le temps.
Après avoir transfiguré la planète, les insatiables humains du passé avaient colonisé le futur. Ils en avaient pillé les ressources, et l'avaient saturé de déchets et de carences.
Et aujourd'hui ce futur laminé, c'était le présent de Luz et ses comparses.
Il n'y avait d'autre choix que la régulation temporelle. Zoomer, différer.
Profiter à l'excès, temporiser une éternité.
Vivre et peut-être survivre.
Ni nomades, ni résistants, ni voltigeurs : les civiques allaient devenir les agents de la régulation. La variable d'ajustement. Le destin de la classe moyenne. Ceux qui reconstruisent le futur en désaturant le présent. Elin était une civique convaincue. Luz une civique résignée.
La contrepartie, c'était la chimie qui rendait le temps élastique.
Accélérer sa fréquence cérébrale interne pour intensifier le temps, le faire ralentir. Qui aurait pu penser que des substances hallucinogènes présentes depuis toujours dans des champignons ordinaires allaient guider les pharmacologues à mettre au point de quoi permettre à l'humanité de compenser la pénurie du temps de vie ? Bien sûr cette compensation est forcément provisoire, mais le chronozoom rend la situation supportable. Avant la suite.
Cette suite qu'on effleure.
La consécration, l'aboutissement, le mystère.
La croisière.
Que Luz préférait éluder.
Avant de s'endormir elle renvoya un message à Séverin. Pour lui rappeler de bien lui faire suivre les prochaines publications de la fresque colorée.